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Thomas Flahaut, aux frontières de la résistance contemporaine

Entre sanctuaire écologique et cité dynamitée, l’écrivain de Montbéliard compose une ambitieuse fresque de la résistance contemporaine.

«Ce qui importe, c’est de rendre le réel dans son foisonnement», écrit Thomas Flahaut dans son troisième roman. © Peter Samuel Jaggi

12 janvier 2024 à 14:45

Littérature » «Il serait difficile de dire à quel instant précis a commencé la bataille. Peut-être au lever du soleil ce matin.» Puis vinrent les lacrymos, la charge des carapaces, la fin des cabanes et des idéaux suspendus dans les arbres. C’est l’épilogue classique sur le territoire des ZAD, ces zones à défendre que la matraque de l’Etat déloge de ses occupants puis restitue à la modernité bétonneuse. Scène qui occupe le centre de gravité du nouveau roman de Thomas Flahaut, écrivain du combat social, ici encore engagé sur les lignes de fracture entre le politique et la réalité. Où la littérature fait corps avec l’idée d’une possible révolution.

Mais Camille s’en va, bien que gorgé de désillusion, ne s’en tient pas à la chronique déceptive du militantisme antisystème, tant s’en faut. A la croisée de la veine ouvrière des Nuits d’été (2020) et de celle postapocalyptique d’Ostwald (2017), ce troisième roman, publié hier, compose une vaste fresque de la résistance contemporaine. A cheval sur un présent qu’il déborde à la faveur d’un séquençage parfois complexe, il embrasse l’époque en ses enjeux les plus brûlants, où le désastre climatique croise la violence de «l’ordre policier». Ambitieux, trop peut-être, mais «ce qui importe, c’est de rendre le réel dans son foisonnement» et en cela il excelle.

Sauver le scarabée

Dans la déliquescence d’un espace frontalier où, depuis ses débuts, s’enracine son esthétique littéraire, cet écrivain du Doubs installé à Lausanne compose et décompose un triangle amical-amoureux éprouvé par le feu des utopies. Il y a Jérôme, architecte défroqué revenu comme Ulysse entre les tours de sa cité, dans la maison du docteur qui était son père. Il y a Camille, la filleule devenue sœur à la mort de ses propres parents. Il y a Tony, dont la mère a fui la violence, et que l’on appellera Yvain pour faire plus médiéval. Trois enfants plus ou moins orphelins, unis par la rage et le désir sous l’étendard de l’anarchiste belge Victor Serge. «Ils s’aimaient comme des chiots. Ils faisaient bande, presque famille. Un jour, la politique est arrivée et avait tout rendu plus beau encore.»

En un entrelacs de perspectives et de trajectoires parfois difficile à dénouer pour le lecteur, leurs destinées se croisent sur les zones de faille contemporaines. Dans les ruines de la désindustrialisation, dans les tréfonds d’une banlieue dynamitée, dans le néant de la case prison, mais surtout à la Cingle, «une petite colline dans une terre brumeuse, sur laquelle le pouvoir avait eu l’idée absurde de construire une centrale solaire». Une colonie de militants y fait face aux tractopelles pour sauver le sanctuaire d’un rare scarabée. «Moi je pense qu’avant de se faire virer, faut qu’on fasse chier les keufs le plus longtemps possible», alors faire barrage, chanter la biodiversité, bâtir avec les arbres, s’élever jusqu’à la chute.

Un écrivain du paysage et de son saccage, à la fois écologique et social

Mais «parfois se battre ne sert à rien, il faut s’enfuir» et rejoindre d’autres hauteurs, d’autres désastres. Car en écho à la forêt bientôt rasée, entre désaffection et désaffectation, il y a ce Val désolé où un glacier s’est retiré et ne reviendra pas. Dans ce «maquis au milieu des Alpes», cerné de trafiquants de bois, Jérôme vit en ermite, rebâtit sans cesse des abris qui s’effondrent sous un vent que nul arbre n’arrête, entouré d’un chien, d’un âne et de regrets par essaims.

Quand on se cogne

Au fond, Flahaut est un écrivain du paysage et de son saccage, à la fois écologique et social. Certes, par sa construction romanesque émiettant la linéarité temporelle pour tenter de tout embrasser, il perd ici en efficacité narrative ce qu’il gagne en densité psychologique (même si les caractérisations restent parfois très univoques, les bons, les brutes les truands – les militants, les «keufs», les trafiquants).

Mais sa fresque homérique, hantée par l’impossible retour d’Ulysse car rien ne demeure à l’identique, impressionne par sa manière à la fois âpre et poétique de porter la voix d’une génération désenchantée. «Le réel, c’est quand on se cogne», écrivait Lacan. Ce lyrisme d’aujourd’hui, très travaillé, dit bien l’irradiante douleur de ce heurtement, autant que la nécessité d’un récit collectif pour que perdure le sens de la beauté. Celle que révèle, sur le visage des résistants, la lueur des voitures incendiées.

>Thomas Flahaut, Camille s’en va, Ed. de l’Olivier, 286 pp.

Rêves de général sous la plume de Michel Chevallier

Roman » Ambition, quelle tempête quand tu tiens les hommes! Librement inspiré de la destinée du général Ulrich Wille, La femme du général trace le portrait d’un officier avide de gloire, sentant son heure venue au moment où l’Europe s’embrase, en 1914. Décrivant les actes ourdis par un personnage omniprésent, le deuxième roman de Michel Chevallier illustre la dérive d’un homme hautain, méprisant les militaires placés sous ses ordres, sourd aux appels à l’aide de son fils mobilisé et victime de brimades. Bien planqué dans sa villa, l’officier tient à sa merci Ángel, l’ordonnance qu’il a concédée à Constance, sa femme. Elle-même aux prises avec un ecclésiastique au tempérament de tartuffe, elle est un havre de raison dans ce roman plein d’hommes sans cœur.

Pour évoquer des personnalités face à leurs passions noires, l’écrivain choisit une écriture exigeante qui impose une lecture attentive. Courts, les chapitres sont ponctués par les lettres du fils du général, qui sont autant d’appels au secours. Sans prétendre donner de leçons, La femme du général résonne aujourd’hui comme un avertissement contre la soif du pouvoir et de ses ivresses. Daniel Fattore

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