Logo

Livres

Bande dessinée. Voyage au bout de la guerre de Sécession

Dans Le combat d’Henry Fleming, Steve Cuzor pénètre l’esprit d’un soldat de la guerre civile américaine. Une charge pacifiste magnifique.

La fumée est intense, l’odeur pestilentielle. Les armes crachent sans relâche, les cadavres s’empilent. C’est comme si la nuit tombait en plein jour. © Dupuis, 2024

23 février 2024 à 02:05

Comme tant d’autres avant lui, le fermier Henry Fleming a fait pleurer sa mère en s’engageant dans l’armée de l’Union appelée à mater les rebelles du vieux Sud. Le printemps 1863 est déjà bien entamé lorsque son unité est amenée à stationner non loin de la rivière Rappahannock, dans l’Etat de Virginie. Henry, pour l’heure, n’a pas vu le moindre «gris» (soldat confédéré). En revanche, il est passé maître dans l’art d’éplucher des pommes de terre. Le garçon s’ennuie, lui qui avait rejoint les «bleus» pour vivre intensément tout en se battant pour une noble cause. Las, aucun de ses souhaits n’a été exaucé…

«Ça y est, nom de Dieu! C’est pour demain»: un beau matin, la nouvelle d’une bataille imminente se répand dans tout le camp. Adieu la corvée de patates. Au milieu de milliers d’hommes, Henry monte au front et déjà ses certitudes s’envolent, la peur commence à lui nouer le ventre. Les premiers obus pleuvent. Immédiatement, c’est le chaos. Autour de lui ses camarades se font déchiqueter. La fumée est intense, l’odeur pestilentielle. Les armes crachent sans relâche, les cadavres s’empilent. C’est comme si la nuit tombait en plein jour. Henry s’enfuit…

Un classique absolu

Dessinateur de Cinq branches de coton noir (scénario d’Yves Sente), monument du récit de guerre dont les droits ont été achetés par Hollywood, Steve Cuzor a toujours aimé l’Amérique. Celle des westerns découverts adolescent en regardant La Dernière séance, celle des cow-boys surtout: «J’ai participé à un circuit de rodéo sur les bases militaires en Allemagne et dans la foulée, je suis parti au Texas afin de me frotter aux meilleurs dans le cadre du championnat national. Ça m’a permis de côtoyer plein de durs au mal dont je ne partageais pas toujours les idées carrées (rires) mais qui sont devenus des potes. J’ai vraiment découvert un univers au-delà de celui que j’imaginais.»

«Comprenez-moi. Stephen Crane tente uniquement de décrire ce que peut ressentir un soldat sur le champ de bataille»
Steve Cuzor

En cette fin d’hiver, le plus yankee des auteurs de BD francophone nous revient donc avec Le combat d’Henry Fleming, adaptation saisissante de The Red Badge of Courage, un roman de Stephen Crane (1871-1900) considéré comme un classique absolu outre-Atlantique. «Ce livre est étudié dans les collèges. Les éditions scolaires sont proposées avec un questionnaire permettant aux professeurs et aux élèves d’entamer des débats. Un questionnaire qui varie au gré des rééditions. Au moment de la guerre du Vietnam par exemple, tout tournait clairement autour des vertus de bravoure et de patriotisme…»

A l’autre bout du fil, Cuzor soupire: «Sur le fond comme sur la forme, le roman de Crane n’a rien à voir avec ça. Son récit ne se veut pas historique et n’a pas pour vocation d’exalter des vertus guerrières. Il ne donne aucun nom de général, aucun nom de bataille même si, en creusant un peu, on devine que la bataille sur laquelle Crane a basé son récit, c’est celle de Chancellorsville en mai 1863 durant laquelle l’emblématique général confédéré Stonewall Jackson a été mortellement blessé.»

Raconteur d’histoires

Notre interlocuteur poursuit avec insistance: «Comprenez-moi. Stephen Crane tente uniquement de décrire ce que peut ressentir un soldat sur le champ de bataille. Nous sommes loin des notions d’héroïsme qui reviennent dans les titres des différentes éditions françaises: La conquête du courage ou encore L’insigne rouge du courage! Autant d’erreurs d’appréciation car le Red Badge of Courage du titre original sert uniquement à désigner une blessure reçue sur le champ de bataille!»

Intarissable sur un auteur mort à 29 ans, avant la publication de son livre que les spécialistes considèrent comme le premier roman moderne américain, Cuzor revient sur sa méthode de travail: «J’ai fait certains choix, oublié certaines descriptions de son passé car ça rendait le personnage principal trop humain. Je ne voulais pas raconter Henry Flemming mais plutôt raconter ce qu’il ressent. Et ce qu’il ressent, c’est la même chose que n’importe quel jeune soldat qui se fait une idée de la guerre avant que ne s’installent le doute, la peur. Et au final la tentation de l’acte héroïque permettant de mourir plus vite… Il s’agit d’une expérience immersive. Je souhaite que le lecteur ressente cette sensation d’être perdu comme le sont ces jeunes soldats au milieu de ce chaudron où il est difficile de différencier l’ennemi du camarade. Le combat d’Henry est intérieur, infiniment plus fort que celui auquel se livrent les armées du Nord et du Sud. Il ne pense pas, il se parle à lui-même, pour s’encourager, pour rester connecté au monde des vivants.»

Nouveau silence. Des anges aux tuniques bleues ou grises défilent, drapeaux en berne. Au moment d’évoquer son graphisme réaliste, rendu plus bouleversant et dramatique par l’omniprésence d’ombres au ras du sol, Cuzor avoue: «Je me sens davantage raconteur d’histoires que dessinateur. Les mots me conduisent aux images. Je procède comme si le résultat allait être dessiné par quelqu’un d’autre. Une fois l’écriture achevée, je me fonds complètement dans l’histoire afin d’y mettre les images. Aujourd’hui, je ne me regarde plus dessiner, j’avance sans me poser de question.» L’art de la charge dans son absolue perfection.

Ce contenu provient de notre ancien site web. Il est possible que sa mise en page ne soit pas idéale. En savoir plus