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«Un des livres les plus importants publiés depuis la Libération»

Choc d’époque et vertige joycien, le premier roman de l’écrivain visionnaire est à redécouvrir. Faisant culbuter le religieux et le politique sur le lit de la morale, Je impressionne surtout par son inventivité formelle.

«Il est notre Joyce», écrit Sylviane Dupuis au sujet d’Yves Velan (1925-2017), «un des plus grands dynamiteurs de la littérature au XXe siècle.» © Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds, Fonds Claire Schwob

3 novembre 2023 à 13:50

Réédition » Dieu, le sexe, les rouges. Trinité scandaleuse auprès de laquelle, éperdument, s’écartèle une conscience engoncée dans la moraliste petite société helvétique. Un pasteur pour protagoniste, rien que de très classique depuis Edouard Rod dans cette littérature dite romande d’extraction protestante, mais dont la subjectivité se déploie, page après page (après page, car il y en a tant et plus) dans une langue dont l’affranchissement continue, un demi-siècle plus tard, de stupéfier!

En 1959, le jeune intellectuel vaudois Yves Velan faisait une tonitruante entrée en littérature avec ce premier roman, Je, enfin réédité après la réhabilitation du glaçant Soft Goulag en 2017 puis la parution l’année suivante du roman posthume Le Narrateur et son énergumène. Et l’on éprouve à neuf l’impact de ce coup littéraire qui, à l’orée d’une œuvre majeure qu’il semble déjà contenir, a stupéfié ici autant qu’il a impressionné Paris. «Véritable radiographie du malaise suisse romand d’après-guerre, durant les premières années de la guerre froide (1946-1989), Je dérange. En dit trop, vise trop juste», constate Sylviane Dupuis dans sa préface qui excelle à dire de quel climat culturel procède ce texte, contre quelle pesanteur il s’élève, quels carcans il dynamite.

Jean-Luc persécuté

Vu de l’extérieur, c’est un «roman suisse» dont l’épanchement quasi névrotique s’articule, chose rare en ce territoire d’écrivains voués au repli lyrique, à une puissante affirmation politique, au point de faire éclater le cadre du roman «engagé» sartrien. «Votre manuscrit est extraordinaire. [...] Vous avez réussi», s’enthousiasme l’éditeur Jean Cayrol, qui ouvrira à Velan les portes du Seuil. «Un des livres les plus importants publiés depuis la Libération», vante Roland Barthes sur le bandeau de ce livre dont il célébrera dans un essai la «découverte esthétique», cette manière inédite de conjoindre «la matière politique et le monologue joycien».

Ainsi prévenu, on s’immerge dans cette confession d’un jeune pasteur dont Chessex, qui en fit aussi une préface, se souviendra (jalousement peut-être) avec son Burg une décennie plus tard. «Tout est calme, pimpant, propre, aimable» dans la petite ville de Nyon où se repent autant qu’il se répand ce ministre hanté par la faute, comme placé sous un œil divin auquel se substituera bientôt celui du paroissien délateur puis de l’Etat ficheur – «Il n’y a personne, à moins qu’on ne m’observe derrière un volet. Je vais me surveiller.»

«Un des livres les plus importants publiés depuis la Libération»
Roland Barthes

Jean-Luc persécuté, figure quasi ramuzienne de la malédiction, détaillant les moindres remous intime d’une existence embarrassée par une «vertueuse crispation» qui oblitère ses rapports à son ami communiste Victor, à ses ouailles, aux ouvriers dont il surprend une conversation le soupçonnant, lui l’homme de Dieu dissimulé derrière son journal, de fréquenter des femmes de joie… Pris dans l’étau d’une culpabilité qui touche tant au «péché solitaire» qu’à son rapprochement avec les «rouges» du Parti du travail, qui l’inviteront à une rencontre, Jean-Luc se débat dans une «légère et perpétuelle tétanisation» qui, sous le signe malin de la disgrâce, semble l’exclure de la fraternelle communion entre les hommes.

Passé au prisme d’une psyché torturée et tortueuse, c’est le récit de l’émancipation politique et religieuse d’un Je qui deviendra Il, dont l’obsession de la norme, si prégnante dans la littérature de ces années, paraît certes aujourd’hui quelque peu datée. Au même titre d’ailleurs que cette opposition structurante du catéchisme rouge et du Verbe évangélique…

Œuvre pionnière

Mais quel vertige esthétique! Car l’émancipation est aussi formelle, radicalement, à la faveur de ce flux explosant toute digue narrative, charriant dans un même élan discours rapportés, missives adressées, prose poétique, dialogues – jusqu’à déborder la syntaxe elle-même, trouée par le non-dit, désagrégée parfois par le déchirement des différentes couches de cette subjectivité en crise.

Elle est là, la folle singularité de cette œuvre pionnière: dans sa guerre, totale, aux conformismes. Poétique de la rupture, ainsi que la désigne ce recueil d’études qui paraît aujourd’hui, où la quête esthétique devient ferment révolutionnaire. Car, comme l’affirmait Velan dans un entretien à La Liberté, «la forme elle-même est politique: une forme neuve résiste, étonne, oblige les gens à sortir de leur routine, aiguise leur liberté, les invite à reconnaître l’autre.»

 

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