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Retour sur l'œuvre de Milan Kundera

Disparu à nouveau cette semaine, l’écrivain tchèque naturalisé français laisse une œuvre foisonnante dont les joyeux paradoxes font toute la saveur. Bref inventaire


Raphaël Kadishi

Raphaël Kadishi

13 juillet 2023 à 18:52

Temps de lecture : 1 min

Mémoire » Disparu, une fois encore. Il s’était absenté en 1984 déjà, après le succès de L’insoutenable légèreté de l’être, faisant vœu de silence médiatique quand la littérature s’inaugurait en spectacle égotique. «J’aimerais rester invisible», avouait-il encore sur le plateau d’Apostrophes, dernière apparition puis on ne l’a plus jamais vu qu’à travers ses romans, dans la profusion de ces «ego expérimentaux» qui disaient tout de ce qu’il était, surtout de ce que nous sommes.

Et voilà que Milan Kundera s’est éclipsé à nouveau, insoutenablement léger pour de bon. Décédé mardi à l’âge de 94 ans, il laisse une œuvre parmi les plus lues à travers le monde, chant d’ironie dans la symphonie des désillusions, voix épousant son siècle en faisant jeu de ses profonds enjeux. En guise d’hommage, ce bref inventaire des paradoxes kunderiens.

Homme & œuvre 

«D’après une métaphore célèbre, le romancier démolit la maison de sa vie pour, avec les briques, construire une autre maison: celle de son roman. D’où il résulte que les biographes d’un romancier défont ce que le romancier a fait, refont ce qu’il a défait», constate Kundera dans L’Art du roman, lui qui s’efforçait de bâtir un infranchissable mur entre l’œuvre et la vie, resté obstinément muet car «tout est dans mes livres». Posture paradoxale en ces années d’autofiction triomphante, d’autant que «si on y regarde de plus près, cette existence réelle n’est jamais perdue. On la retrouve incorporée, transformée, moulinée dans la texture de ses romans. Et c’est là qu’est sa vérité», constate Florence Noiville, journaliste au Monde et intime de l’auteur, dans un vibrant essai prémonitoirement paru il y a quelques jours (lire son interview ci-dessous).

En 2001, établissant lui-même le contenu de sa Pléiade, Kundera réfutera d’ailleurs la traditionnelle glose scientifique, interdisant toute allusion biographique comme pour mieux affranchir ses textes de leur contexte et en revendiquer l'universalité.

Texte & contexte 

«Ceux qui veulent voir dans mes livres des documents politiques ou les réduire à leur signification politique sont mes ennemis personnels». C’est peu dire que Kundera entretenait une relation paradoxale à ses origines. Né dans la toute jeune Tchécoslovaquie en 1929, poète d’abord fiévreusement lyrique et communiste, bientôt répudié pour une Plaisanterie dont il fera roman, il est exclu du parti, déchu de sa nationalité et interdit de publication dès le Printemps de Prague, ce qui le poussera à l’exil en France.

«On doit presque toujours son succès au fait d’être mal compris»
Milan Kundera

Depuis Paris, et depuis la langue française dès 1993, il continuera pourtant de faire de Prague le décor de ses textes, tout en cherchant à évacuer son passé communiste pour qu’on ne le lise surtout pas comme un dissident. «On doit presque toujours son succès au fait d’être mal compris», se désolait-il joyeusement en se plaçant plutôt sous les auspices d’un Cervantès. Malentendu qui vaudra à son œuvre une chaleureuse réception française en pleine Guerre froide, tandis que le milieu littéraire praguois lui tiendra toujours rigueur de son exil, de cette étiquette dissidente si vendeuse en Occident, que pourtant il ne méritait ni ne revendiquait.

Mais toujours il restera écrivain de la Mitteleuropa: non celle qui comme chez Zweig nostalgise «le monde d’hier», bien celle qui «sur ces ruines, cherche, innove, expérimente», note Florence Noiville en le rapprochant plutôt de Kafka, Gombrowicz, Musil, ces modernistes armés de dérision.

Humour & drame 

Drôle, Kundera? Oui, mais tragiquement, et ce n’est pas le moindre de ses paradoxes. «Kundera m’a toujours dit qu’en France on ne comprenait vraiment ni Kafka ni Ionesco. Parce qu’on ne voit pas combien le comique est là, profondément incrusté dans le tragique, et que cette présence du comique accroît encore le poids du tragique», confie Florence Noiville.

L’auteur de La Plaisanterie est né un 1er avril, et ses premières nouvelles, réunies dans Risibles amours (1970), contiennent déjà en germe ce clair-obscur de la farce et de la souffrance, cette fine ambiguïté du rire éclatant au cœur du drame. C’est un rire paradoxal, fataliste comme chez Diderot, qui résonnera jusqu’à son dernier livre, La Fête de l’insignifiance: «Nous avons compris depuis longtemps qu’il n’était plus possible de renverser ce monde, ni de le remodeler, ni d’arrêter sa malheureuse course en avant. Il n’y avait qu’une seule résistance possible: ne pas le prendre au sérieux.»

Parole & silence 

Au temps des samizdats où les blagues étaient suicidaires, la langue de bois et les mots dangereux, Kundera, fils d’un pianiste malheureux, préférera l’écriture à la musique. Mais toujours il gardera un rapport ambivalent à la parole, dotant son Insoutenable légèreté d’un «lexique des mots incompris», puis choisissant de se taire définitivement une fois parvenu au pays de la libre expression…

«On pouvait parler de tout avec Milan Kundera, et d’art en particulier. On riait, on plaisantait, tout sauf l’esprit de sérieux», se souvient Florence Noiville lorsqu’on lui demande ce qu’elle retient de son amitié avec l’écrivain. «Mais on pouvait aussi commencer par ne rien dire. Paradoxalement, cet homme de mots m’aura appris à quel point le silence est devenu, à notre époque, un luxe incomparable.»

A mots couverts, rire et puis se taire: voilà tout Kundera. 

Le documentaire Milan Kundera, Odyssée des illusions trahies (2022)par Jarmila Buzkova, est à voir en Replay sur le site d'Arte.


«Une œuvre sous le signe de l’espièglerie»

Trois questions à Florence Noiville, journaliste au Monde, amie de Milan Kundera à qui elle consacre un essai chaleureux en forme de promenade biographique et littéraire, paru il y a quelques jours: Milan Kundera, «écrire, quelle drôle d’idée» (Ed. Gallimard).

«On doit presque toujours son succès au fait d’être mal compris», écrivait Kundera. Son œuvre, en France, doit-elle donc son succès à une série de malentendus?

Florence Noiville: En France, il y a eu un malentendu de départ avec l’œuvre de Kundera. Quand son roman La Plaisanterie est sorti en français, en 1968, en pleine Guerre froide, le public a absolument voulu y voir le roman d’un dissident. Kundera avait beau expliquer qu’il ne s’agissait pas d’un roman politique mais d’un roman d’amour, une partie du public ne voulait pas l’entendre – ce qui ne l’empêchait pas d’être séduit par l’œuvre, la voix, l’écriture – mais qui réduisait singulièrement la portée de ce livre. Ce n’est que peu à peu que Milan Kundera a pu faire entendre son projet esthétique qui consiste à prendre le roman comme un terrain d’expérimentation. En l’occurrence, il s’agit de plonger les personnages (des «egos expérimentaux») dans un contexte historique donné et de voir ce que cela révèle d’eux, quelle face cachée de la nature humaine se dévoile alors. C’est beaucoup plus vaste et ambitieux que la dénonciation d’une période ou d’un système.

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