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Littérature. Nobel de littérature, Olga Tokarczuk se confie: «Ce sera mon dernier roman»

L’écrivaine polonaise, Prix Nobel de littérature 2018, vient de passer un mois en Suisse pour écrire son prochain roman, qui sera le dernier. Rencontre exceptionnelle à l’occasion de la parution de son halluciné «Banquet des Empouses».

Le jury du prix Nobel a récompensé chez elle «une imagination narrative qui, avec une passion encyclopédique, symbolise le dépassement des frontières comme forme de vie». © Keystone

Thierry Raboud

Thierry Raboud

26 janvier 2024 à 02:00

Temps de lecture : 1 min

Elle a passé un mois dans cette cabane de tavillons japonisants, habitante provisoire de la microcité suspendue dans une futaie de béton. Colocataire de la Fondation Michalski, à Montricher (VD), parmi les écrivains d’ailleurs, les loups du Jura et les brumes de novembre où volettent les esprits follets. Entre une visite privée au CERN et des rencontres à Berne, Bâle et Saint-Gall avec ses nombreux lecteurs, Olga Tokarczuk y a cheminé dans son prochain roman – le dernier promet-elle, car l’encyclopédisme fatigue la mémoire et l’écriture les muscles cervicaux.

Avec son mari Grzegorz Zygadło, premier lecteur devenu son manager lorsque le Prix Nobel l’a propulsée en 2019 sur l’avant-scène de la littérature mondiale, elle y a aussi célébré la victoire de l’opposition politique dans son pays. Pologne longtemps aux mains du PiS, parti populiste et nationaliste qui avait trouvé sa plus grande détractrice en cette proeuropéenne coiffée de fins dreadlocks où se nouent écologisme, féminisme, multiculturalisme et antispécisme.

Des idéaux progressistes que cette diplômée en psychologie distille en textes d’une rare et magistrale singularité, inventant le roman-constellation pour Les Pérégrins (2010), expérimentant un narrateur à la «quatrième personne» dans les mille pages numérotées à l’envers des incommensurables Livres de Jakób (2018), plaçant toute son œuvre sous le signe d’une savante fantaisie où l’historique se mêle au cosmique, se pare d’ironie, de grotesque, d’humour et de fantastique mêlés. Son excentrisme est un humanisme, sa poétique un plaidoyer.

Il faudrait, se dit-on, être plusieurs pour penser en pareilles largeurs. Pourtant, on la rencontre avant de la côtoyer en résidence un mois durant, et c’est bien elle que l’on reconnaît, voracement curieuse, joyeusement érudite, originalement subversive. Et que l’on retrouve dans ce nouveau roman dont la traduction française paraît jeudi (lire ci-dessous), transposition de La Montagne magique de Thomas Mann dans un sanatorium de sa basse Basse-Silésie natale, hanté de démones. Interview.

Vous habitez non loin de Görbersdorf, où se situe l’intrigue de ce roman. Comment avez-vous découvert l’histoire de ce qui fut le premier sanatorium moderne?

Olga Tokarczuk: Je connaissais cette histoire depuis des années. Je me rappelle le bâtiment du sanatorium du docteur Brehmer au temps où c’était un centre de vacances, avant l’incendie des années 1990. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’une ruine immense, difficile à restaurer. Depuis la découverte des antibiotiques, la tuberculose est devenue l’une de ces maladies que l’on soigne avec succès. Les endroits comme ce sanatorium n’ont plus de raison d’être. Il en reste des vestiges et un village déboussolé, privé de son centre, mais aussi de sa raison d’être. Certes, le climat y est particulier, et la localité est magnifiquement située, mais elle n’a pas su s’adapter à la nouvelle temporalité. Indéniablement, la mélancolie de cet endroit perdu dans les montagnes a exercé une grande influence sur mon imagination. Vous trouverez peut-être cela étrange, mais j’ai commencé à écrire ce livre en 2007. Le premier chapitre est paru dans le Magazyn Literacki. Puis j’ai abandonné l’idée pour d’autres textes. Manifestement, l’histoire de Mieczysław Wojnicz devait encore mûrir en moi.

Ce livre, comme plusieurs de vos romans, célèbre la porosité des frontières culturelles. Un idéal Mitteleuropéen à réhabiliter en ces temps de crispations identitaires?

Je m’efforce d’envisager la culture comme un phénomène supranational, un espace d’échanges permanents, d’imitations, de répétitions, comme une collection de leitmotivs ou de refrains. Il est clair que chaque langue véhicule ses propres trames, mais l’on ne peut pas les enfermer dans un concept aussi coercitif que la nationalité. Pour moi, le voisinage frontalier est une richesse, la source de nouvelles associations, et je cherche à m’en abreuver. Dans ma vie, j’ai passé une majorité de mon temps dans les marges. Pour vous les Suisses, il n’y a peut-être rien de spécial en cela, vous vivez dans une société riche de différences tant culturelles que linguistiques, alors que depuis la Seconde Guerre mondiale, la Pologne est un pays incroyablement homogène.

Aujourd’hui, j’observe avec une certaine fascination à quel point la culture devient de plus en plus syncrétique, compilée; combien les thèmes se glissent les uns dans les autres, les histoires locales deviennent universelles en ces temps de nouveaux médias tel internet, ou les sites de streaming. Peut-être est-ce à l’origine de ces réactions identitaires dont nous sommes les témoins. Une riposte au méli-mélo. La littérature a des mérites particuliers quant à la suppression des frontières. Quand nous lisons, nous devenons une personne que nous n’aurions jamais pu être en raison de situations politiques ou géographiques, et nous découvrons des circonstances dans lesquelles nous n’aurions eu aucune chance de nous retrouver. Une sorte de miracle, en somme.

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