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La mémoire à vol d’oiseau

Dans un récit aérien sur son pays, l’île Maurice, la romancière part à la recherche du passé de ses grands-parents, originaires d’Inde.

Le ballet des étourneaux sert d’allégorie à la quête littéraire, biographique et historique de l’écrivaine. © Keystone

8 décembre 2023 à 12:20

Nathacha Appanah » Le récit s’ouvre sur le ballet aérien des étourneaux, fascinant spectacle rassemblant des centaines, voire des milliers d’oiseaux. Le phénomène, ce «surgissement (qui) ressemble à une déflagration silencieuse», se produit en automne et surprend par son éphémère beauté. Quiconque a la chance d’apercevoir ces nuées le sait: le temps, soudain, semble figé et l’on est émerveillé par la grâce des «figures liquides et mouvantes» que forment collectivement les oiseaux pour se protéger des prédateurs lors de leurs migrations.

Dans La Mémoire délavée, autofiction éditée avec soin et illustrée par des photographies et des gravures, la romancière mauricienne Nathacha Appanah confie qu’elle cherche à distinguer des formes dans ces nuées, «un chapeau épais qui lentement se mue en voile qui bat au vent, s’éloigne et disparaît». L’autrice établie à Paris depuis 1998 essaie de «décrypter le ballet des étourneaux comme si (elle décryptait) un rébus» et trouve là l’allégorie parfaite pour accompagner ce récit sur l’histoire de sa famille, dont la mémoire serait «comme le murmure des étourneaux», à la fois beau et insaisissable.

Rochers d’or

Nathacha Appanah a grandi sur l’île Maurice. Ses grands-parents sont les descendants de travailleurs venus d’Inde au XIXe siècle. Cet important phénomène migratoire est connu sous le nom d’engagisme, système de travail sous contrat mis en place dès 1830 par les Européens pour pallier le manque de main-d’œuvre dans les champs de canne à sucre des colonies après la libération des esclaves. Des centaines de milliers de travailleurs quittent leur pays, attirés par la promesse d’une vie meilleure.

Le premier roman de Nathacha Appanah, Les Rochers de Poudre d’Or, racontait déjà le destin de ces hommes et de ces femmes du nord de l’Inde à qui l’on assurait que sous les pierres de cette île lointaine sommeillait de l’or. Leur salaire leur permettait en fait tout juste de survivre. Si l’intrigue de ce roman sorti en 2003 est entièrement fictionnelle, La Mémoire délavée part à la recherche des traces bien réelles. «Il y a des choses qui m’appellent et qui ne peuvent se contenter de la fiction», confie Appanah en s’observant écrire.

«Il y a des choses qui m’appellent et qui ne peuvent se contenter de la fiction»
Nathacha Appanah

Elle cherche et, dans les archives de l’île, trouve une fiche qui témoigne de l’arrivée de ses ancêtres en 1877. Les parents du grand-père de son grand-père, lui-même né en 1911, portaient les matricules 358444 et 358445. Leur fils de onze ans, trisaïeul de l’autrice, portait le numéro 358448. Ils ont été photographiés. C’est à peu près tout ce qu’elle sait d’eux.

Au fil des pages, l’autrice évoque quelques anecdotes familiales sur les rapports entre laboureurs et propriétaires blancs. «Parfois, au milieu des rires et des repas, il y avait des choses d’avant qui se révélaient.» Elle s’y accroche et développe parallèlement à cette recherche touchante sur l’origine de ses grands-parents une réflexion sur le temps qui «passe comme un rouleau compresseur et ceux qui savent meurent avec la vérité».

Horizon meilleur

Se demandant pourquoi ses ancêtres ont quitté l’Inde et comment était leur vie sur l’île, l’autrice explore non seulement l’identité de sa famille, mais développe également un discours politique plus large. «Tant qu’il y aura des mers, tant qu’il y aura la misère, tant qu’il y aura des dominants et des dominés, j’ai l’impression qu’il y aura toujours des bateaux pour transporter les hommes qui rêvent d’un horizon meilleur.» Appanah questionne également la «mémoire délavée» de l’île Maurice, au passé marqué par une migration dictée par l’expansion coloniale de l’Europe. Isolée au milieu de l’océan Indien, l’île rassemble aujourd’hui les cultures et les langues que sont le créole, l’hindi, le bhojpuri, le telugu, le français et l’anglais.

Au fil de sa quête littéraire, biographique et historique, Nathacha Appanah aborde ainsi un questionnement universel qui s’avère aussi mystérieux et majestueux que le surgissement, au soir, d’une nuée de milliers étourneaux dessinant des figures dans le ciel en faisant frissonner l’air.

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