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Gouzel Iakhina affronte par la fiction les cicatrices du passé russe

Traduite dans le monde entier, l’écrivaine russe Gouzel Iakhina illumine la rentrée avec un roman d’aventures qui traverse le paysage traumatique de la première famine soviétique


25 août 2023 à 15:18

Grand entretien » «La joie viendra avec le communisme», mais en attendant c’est la famine qui étend son aile noire, quand le pain est fait de copeaux de bois, les soupes diluées de sable. Alors il faut traverser forêts et steppes pour rêver à Samarcande, ses blés ensoleillés, ses raisins gorgés de tant de lumière qu’un seul grain, dit-on, suffit à vous rassasier… Entre deux, 4000 kilomètres de rail infestés de bandits, tchékistes russes, cosaques de l’Oural, basmatchis kazaks. Et ce convoi comme une arche cahotant vers l’espoir avec, à bord, cinq cents enfants.

L’histoire est un train dont la locomotive à vapeur, pour avancer dans le désert du présent, fait feu du passé. Gouzel Iakhina, écrivaine moscovite dont les deux premiers romans ont ébloui le monde entier, revient aux commandes d’un époustouflant Convoi pour Samarcande, haletante épopée ferroviaire dont le personnage principal est la faim, ce fléau qui ravagea les régions de la Volga et du Nord-Caucase au sortir de la guerre civile russe.

«Le régime soviétique obligeait les sauveurs à devenir des assassins»
Gouzel Iakhina 

Ici encore, la native de Kazan, dont le grand-père a lui-même été évacué vers le Turkestan dans les années 1920, impressionne par son humanisme épique, par sa manière de nouer en odyssée le destin de petites gens, surtout par son courage à affronter la mémoire d’un totalitarisme dont les métastases continuent, en ce temps de guerre plus que jamais, de ronger la société russe.

Avant sa venue en Suisse la semaine prochaine à l’occasion du Livre sur les quais de Morges, l’écrivaine nous a accordé depuis Moscou un long entretien, que nous publions ici avec le précieux concours de la traductrice Maud Mabillard.

Vous avez publié trois romans, tous ancrés dans les premières années de l’URSS. Pourquoi cet attachement à cette période?

Gouzel Iakhina: C’est l’époque qui m’attire le plus, les années où sont apparus le monde soviétique et l’homme soviétique. Le moment où ont été creusées les fondations de nos traumatismes actuels, de nos façons de penser, de nos habitudes, de nos peurs, de nos complexes, de nos caractères. On peut dire que c’est le moment où a été enclenché le mécanisme de la bombe à retardement qui a éclaté en février 2022.

«Les nombreux traumas soviétiques sont à la fois le fardeau de la société russe et son ciment»
Gouzel Iakhina

Les années 1920 sont à la fois une époque d’effervescence pendant laquelle les gens ont été mus par une foi irrépressible en des idéaux et des idées, un enthousiasme inédit, ont connu un sommet de créativité, et le creuset de tragédies de masse, de traumas collectifs, de la destruction de classes sociales entières. Une époque fantastique et effrayante, sur laquelle on a très peu dit la vérité, surtout dans l’art. J’espère combler au moins un peu ce manque.

Une vérité qui dérange: à leur parution en Russie, vos romans ont parfois été accusés de «salir» la mémoire historique…

Ces accusations ont effectivement, dans une certaine mesure, été portées contre mes trois romans. La politique avait depuis longtemps la tentation d’instrumentaliser la mémoire historique, de transformer l’histoire soviétique en un cortège exclusif de brillantes victoires. Dans le même temps, cette mémoire était pour la société comme une blessure non cicatrisée, douloureuse, car elle n’était pas suffisamment discutée et travaillée. Par conséquent, toute création portant sur le passé soviétique et apportant un regard critique provoquait forcément une attention particulière, des polémiques, et au final était accusée de «noircir l’histoire».

Votre œuvre romanesque est-elle une tentative d’incarner au singulier les tragédies du soviétisme?

1977

Naissance à Kazan.

1999

Emménage à Moscou, où elle est diplômée de l’Ecole de cinéma.

2015

Publie Zouleikha ouvre les yeux, succès de librairie en Russie.

2020

Publie Les Enfants de la Volga

2021

Publie Convoi pour Samarcande, dont la traduction française a paru ce jeudi.

L’URSS, ce sont des millions de vies très différentes, mais en même temps des destins terriblement semblables. Les tragédies de la période soviétique ont touché non pas quelques familles, mais des classes et des groupes entiers de la société, à travers tout le pays. Ces tragédies, comme des briques, ont été le matériau qui a façonné les destins de nos ancêtres. Tous les peuples et toutes les ethnies, toutes les familles soviétiques sont passées par cela, personne n’a eu la possibilité d’échapper à la grande histoire. Comme l’a dit l’écrivain Vassili Grossman, «les gens avaient des vies différentes, mais un unique destin». Les nombreux traumas soviétiques sont à la fois le fardeau de la société russe et son ciment, le fondement qui unit les gens.

C’est pourquoi, effectivement, la narration du destin d’une Tatare illettrée exilée en Sibérie dans le roman Zouleikha ouvre les yeux s’est transformée en récit sur les quatre millions de paysans dékoulakisés (expropriés puis souvent déportés, ndlr) ou sur les six millions de gens expulsés de chez eux et envoyés dans des terres lointaines. Ou l’histoire d’un modeste enseignant dans Les enfants de la Volga a rappelé la vie de plus d’un million d’Allemands de Russie qu’on a déclarés être des ennemis du pays quand l’Allemagne nazie a attaqué l’URSS et qu’on a déportés loin de leurs terres. Dans mon dernier roman, Convoi pour Samarcande, qui décrit comment des enfants des rues ont été sauvés des régions de la Volga en proie à la famine, se reflète le destin de nombreuses personnes pendant ces années: la famine a touché quarante millions d’habitants dans trente-cinq provinces.

Sur quels documents historiques avez-vous basé votre récit, et quelle en est la part de fiction?

Le livre est en grande partie historiquement véridique, les faits sont tirés de journaux de l’époque, de documents historiques et d’archives, de photographies. Mais cette vérité est retravaillée sous une forme fictionnelle, et elle semble parfois si incroyable qu’on la prend facilement pour une fantaisie d’écrivain. Ainsi, la quasi-totalité des histoires concernant les enfants dans le roman sont authentiques. Par exemple, l’enfant malade Senia qui a constamment l’impression d’être poursuivi par un énorme pou qui veut le manger: j’ai trouvé la description d’un tel enfant dans des souvenirs sur l’époque. A partir de deux phrases dans ces souvenirs, un personnage important est né, un chapitre entier lui est consacré. Les descriptions du monde de ces enfants sont également vraies: leurs rituels, vers, proverbes, sobriquets, rimes, croyances, peurs.

«La quasi-totalité des histoires concernant les enfants dans le roman sont authentiques»
Gouzel Iakhina

Mon travail, en tant qu’écrivaine, était de réunir la vérité et l’invention sans qu’on voie les coutures, en respectant le matériel historique d’un côté, et en composant un texte qui se lit entièrement comme une fiction de l’autre.

Pour ce faire, vous empruntez ici aux codes du récit d’aventure…

Quand j’ai commencé à écrire Convoi pour Samarcande, je me suis donné pour but d’écrire de façon prenante. Je voulais construire mon histoire et les scènes de telle manière que le thème de la famine – en soi absolument tragique, et insupportable pour un esprit sain – n’entraîne pas le roman dans le registre de la tragédie ou de l’horreur. Pour que le lecteur ne soit pas tenté de refermer le livre à la deuxième page, et que ceux qui liraient jusqu’au bout n’en sortent pas désespérés.

En fin de compte, le roman a pris la forme d’un road-movie: en six semaines, le train d’évacuation des enfants traverse la moitié de l’Union soviétique, de la Volga aux montagnes du Turkestan, connaissant de nombreuses péripéties. Le chef du convoi, Deïev, tel un héros de la mythologie, accomplit toute une série d’exploits… Le livre est construit comme un film: un sujet prenant, des scènes courtes, des dialogues mordants. Je voulais que le lecteur, en lisant, se représente un film haut en couleur.

Ce chef de convoi est d’ailleurs assassin autant que sauveur… Un personnage pour incarner l’ambivalence du régime soviétique?

Oui, on peut dire que Convoi pour Samarcande parle de l’ambivalence du phénomène soviétique et des raisons de sa longévité. Deïev, le personnage principal, incarne les deux faces du phénomène soviétique, sa face sombre et sa face lumineuse, en étant à la fois l’assassin et le sauveur des enfants des rues. De tels «Deïev», qui devenaient assassins malgré eux – tuaient les paysans qui ne payaient pas l’impôt sur la production, travaillaient au Goulag, incarnaient la politique répressive – étaient légion en Union soviétique. Ils étaient aussi des héros, luttant contre la famine, rétablissant le chemin de fer, se sacrifiant lors de campagnes de vaccination, évacuant les enfants victimes de la famine, se distinguant sur les grands chantiers et pendant la Seconde Guerre mondiale, éliminant l’illettrisme et militant pour la libération des femmes en Orient.

«La littérature et la science sont impuissantes face à la politique»
Gouzel Iakhina

Le plus complexe et le plus insidieux dans le phénomène du régime soviétique, ce n’est pas le fait qu’il disait noir pour blanc et vice versa, mais le fait qu’il était et noir, et blanc. On peut dire qu’il obligeait les sauveurs à devenir des assassins. C’est sans doute la raison pour laquelle, en Russie, nous ne parvenons pas, depuis si longtemps, à démêler nos relations à notre passé soviétique et à mettre les points sur les i.

Rendre compte du passé pour mieux l’affronter et le digérer: est-ce là le rôle que vous assignez à vos romans?

Je ne pense pas du tout que le but principal de mes romans soit de rendre compte des événements historiques. Lire de la fiction et de la non-fiction sur les traumatismes soviétiques, regarder des films et des pièces de théâtre, participer à n’importe quelle forme de pratique collective sur la mémoire historique, tout cela développe un sens de convergence entre des histoires familiales isolées. C’est-à-dire que cela unit les gens. C’est extrêmement important pour la société russe.

La société soviétique a été mutilée par le communisme et atomisée, comme sous tout régime totalitaire. Les années 1990 en Russie, avec leur «capitalisme sauvage», ont encore plus séparé les gens, qui ont tout à fait cessé de se faire confiance. Depuis février 2022, nous nous retrouvons à nouveau face à une société extrêmement atomisée, le mécanisme de division principal étant la peur. Malheureusement, nous ne pouvons rien faire aujourd’hui contre cette atomisation, la littérature et la science sont impuissantes face à la politique. Mais, un jour, cette possibilité réapparaîtra forcément.

Livre sur les quais

Gouzel Iakhina est attendue au traditionnel rendez-vous de la rentrée littéraire en Suisse romande, parmi d’autres prestigieux invités dont Jonathan Coe, Serge Joncour, Marie-Hélène Lafon ou encore Mathias Enard. Entre croisières, lectures, rencontres et signatures, qui feront également la part belle aux plumes suisses, quelque 170 événements sont prévus du 1er au 3 septembre au Livre sur les quais de Morges. A noter que Gouzel Iakhina sera également le 4 septembre à Payot Lausanne et le 5 à la Fondation Michalski pour des rencontres et dédicaces. TR


Critique: embarquement immédiat

La lecture aussi est une traversée. Déconcertante lorsque la narration s’éloigne des rails pour s’échapper (parfois longuement) dans l’onirisme halluciné voire le grotesque surjoué, mais toujours la locomotive repart, cahotant du Tatarstan au Turkestan à travers moult péripéties, imprimant au roman une pulsation dramaturgique digne des plus efficaces page-turners. C’est ainsi que l’on embarque aux côtés de l’obstiné Deïev, dans un périple qui traverse le territoire et l’histoire soviétiques en longeant habilement la frontière entre fiction et documentation. Et comme dans son premier roman, d’ailleurs adapté en série TV en Russie, Gouzel Iakhina séduit par son écriture cinématographique aux cadrages audacieux, aux scènes inoubliables, aux personnages puissamment caractérisés. Il y en a plus de 550, et c’est une prouesse que d’avoir su rendre attachante cette nuée polyglotte. «Elle est très sensible non seulement à la superposition des langues, qui reflète la mosaïque des peuples de l’URSS, mais aussi aux registres. Le défi a été de jouer sur différentes tonalités», confie la traductrice Maud Mabillard, dont il faut saluer le travail pour rendre la saveur argotique de ce Babel ferroviaire. Surtout, par-delà l’efficacité divertissante du roman d’aventures et la force du tableau historique, ce Convoi pour Samarcande est une méditation sur la fraternité humaine, sur ce courage immense qu’exige la bonté: «Elle doit avoir du culot et les dents pointues, sinon ce n’est pas de la bonté, mais de l’apitoiement.» Magistral. TR

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