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Littérature. Christian Kracht, ou la Suisse version trash

L’écrivain bernois se met en scène dans Eurotrash, roman teinté d’ironie dans lequel il parcourt la Suisse aux côtés de sa mère octogénaire, en quête d’une réconciliation.

Zurich? «Ville de la frime, de l'ostentation et de l'avilissement», note le narrateur d'Eurotrash. © Keystone

19 janvier 2024 à 19:10

Littérature » Reconnu et apprécié dans le monde germanophone, Christian Kracht a reçu un Prix suisse de littérature 2022 pour Eurotrash, roman tout juste publié en français dans lequel on devine l’influence d’un autre écrivain alémanique: Fritz Zorn. De fait, comme l’auteur de Mars, Christian Kracht décrit avec dégoût et ironie une certaine Suisse, Zurich en particulier, «ville de la frime, de l’ostentation et de l’avilissement». Comme Fritz Zorn encore, il s’interroge sur ce que sa famille «profondément dérangée» a fait de lui. Mais à la différence de ce dernier, Christian Kracht n’est ni malade, ni condamné, aussi cherche-t-il dans son sixième roman à trouver une manière de vivre avec cet héritage, lui qui est issu d’une famille riche contaminée à jamais par le nazisme.

Le grand-père, ancien soldat SS, et le père sont évoqués ici et là, mais c’est la mère qui est au centre de cette autofiction. A plus de 80 ans, elle porte les stigmates de décennies d’alcoolisme. Manipulatrice, folle, elle apparaît d’abord sous des traits monstrueux ou pathétiques, mais peu à peu sa complexité se fait jour au travers de ses traumatismes, notamment un viol qu’elle a subi enfant, tout comme son fils, à l’internat, des années plus tard. Finalement, nous sommes prêts, nous lecteurs, à l’instar du narrateur, à chercher à mieux la comprendre, à cheminer vers le pardon.

Rédemption

Ce voyage, dans la lignée de Faserland (1995), va prendre la forme d’un road trip à travers la Suisse. Le narrateur emmène sa mère – et son déambulateur – dans un périple sans but précis. Ils s’arrêtent dans une communauté qui se révèle être sectaire, cherchent ensemble un edelweiss au sommet d’une montagne, retournent sur les lieux d’enfance du narrateur. Ce faisant, ils distribuent au hasard des sommes folles, une forme de rédemption libératrice car comme le dit la mère à son fils, «l’argent est l’instrument de l’oppression, c’est avec ça qu’ils t’auront, surtout ici, en Suisse».

Si les rancœurs et disputes n’ont pas disparu, émergent, en parallèle, des moments de vie entre deux êtres qui ne croyaient plus pouvoir partager cela. La mère aime les histoires que lui raconte son fils, dont elle ne devine jamais la fin, elle qui pourtant a le pouvoir de lire dans les pensées. Un jour, ils éclatent de rire et le narrateur prend soudain conscience que c’est «la première fois qu’il entend rire (s)a mère» et que lui-même «n’avait jusque-là jamais ri tout haut». Au bout de leur parcours, voyage à travers le temps et l’espace, le narrateur semble pardonner à sa mère et celle-ci lui pardonne à son tour. Au moment de se quitter, elle lui cite Shakespeare: «Si nous nous revoyons, nous aurons un sourire; sinon, nous aurons eu un bel adieu.»

L’auteur joue sur la frontière poreuse entre vécu et fiction

Ce chemin vers le pardon, Christian Kracht le dessine avec subtilité, jouant sans cesse sur la porosité de la frontière entre vécu et fiction. Il met en scène sa propre œuvre, mentionnant plusieurs de ses livres, s’appuie sur des vérités biographiques. Mais ce n’est pas son destin qu’il nous conte. «C’est comme si j’étais sorti de mon cerveau», explique le narrateur, «comme si j’avais glissé hors de la scène dans laquelle je me trouvais et qu’il m’était alors devenu possible d’être présent partout à la fois, ce qui en fin de compte était le cas, dans mon histoire».

Une quête littéraire

Par l’écriture, Christian Kracht sort en effet de l’expérience individuelle, la transcende pour nous interroger: à quel point sommes-nous conditionnés par notre famille? Qu’y a-t-il de contraint et de libre dans l’affirmation de notre moi? «Si l’on parvenait à rompre le cycle de l’histoire», écrit l’auteur, «il deviendrait possible d’influencer directement non seulement le futur mais aussi le passé.» C’est cette quête que nous lisons dans Eurotrash, une quête qui passe par la langue, seule à pouvoir «répartir les sons entre vérité et fiction».

Celle de Christian Kracht interroge en effet, sonde, tâtonne et dans cet espace où elle se déploie, trouve une forme de réconciliation, une manière de continuer à vivre. Par une écriture teintée d’ironie, parfois caustique, bien rendue par la traduction de Corinna Gepner, Christian Kracht signe un récit finalement plein d’espoir, en ceci qu’il affirme haut et fort notre liberté.

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