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Martin Suter. «C’est à Fribourg que j’ai décidé de devenir écrivain»

Le prince des lettres germanophones, traduit dans le monde entier, fait son retour en français avec un roman d’amour et d’absence. Pour La Liberté, il se remémore son adolescence fribourgeoise.

Martin Suter, homme de distinction vestimentaire, a endossé à 16 ans le costume d’écrivain qu’il porte aujourd’hui en trente-cinq langues. © Keystone

19 janvier 2024 à 02:05

Il a presque l’air nu ainsi, lui que l’on n’avait jamais vu qu’en costume trois-pièces, boutons de manchette et surtout cravate, cet étendard social autour duquel se noue l’intrigue de Melody, sorti jeudi en français. «Il fait trop froid pour la cravate», se défend le dandy vêtu d’un simple col roulé, veston velours noir et mouchoir blanc, iWatch assortie. «Il y en a certes qui tiennent chaud, mais elles ne me plaisent pas tellement…» C’est à cela que doit ressembler la décontraction totale pour Martin Suter, cet éternel bien mis. L’élégance peignée comme une seconde peau, le luxe comme une sobre évidence charnelle.

On le rencontre à Zurich, ville où ce prince des lettres germanophones, 75 ans, est revenu vivre après avoir partagé sa vie entre l’été guatémaltèque et celui d’Ibiza, et où il situe ce curieux roman d’amour et d’apparences confit dans l’opulence bourgeoise (lire ci-dessous). On y boit millésimé, on y mange sophistiqué, on s’y aime avec passion concupiscente mais pudique. «Des vieux messieurs qui se mettent à parler de sexe, j’ai toujours trouvé cela dégoûtant, confie l’écrivain de son français appris à Fribourg. Par contre, je suis parvenu à un âge où porter des cravates est quelque chose de tout à fait normal, non?» Interview.

A propos de cravate, Melody interroge la manière dont le costume social nous définit. Quelle est son importance pour l’écrivain que vous êtes?

Martin Suter: Je porte des costumes depuis que je suis petit garçon: dans les années 1950 on avait une couturière qui passait de maison en maison et nous habillait. A part une petite phase plutôt hippie, j’ai toujours aimé être bien mis. Il est vrai que j’ai endossé plusieurs costumes dans ma vie: à Ibiza par exemple, je vivais comme un paysan, j’ai fait du vin, de l’huile d’olive. Mais pour écrire, je ne me mets pas dans le costume d’autres personnages, je les trouve au fond de moi.

Quand avez-vous endossé le costume d’écrivain?

J’ai pris cette décision à 16 ans, quand j’habitais à Fribourg. Mais il me fallait d’abord gagner ma vie… Comme je suis tombé amoureux très jeune de celle qui est devenue ma première femme, et qu’il était alors impensable de ne pas se marier avant de passer aux choses sérieuses, il m’a fallu convaincre mon beau-père. J’ai alors découvert qu’il existait une profession qui permettait de vivre de sa plume: rédacteur en publicité.

Vous l’avez exercée avec succès…

Oui, et j’ai toujours très bien gagné. Mais il faut dire que j’aime encore plus dépenser que gagner, ce qui explique que j’ai continué si longtemps! Ce n’est qu’à la quarantaine que Margrith, ma seconde épouse, m’a convaincu de devenir pleinement écrivain. C’était le moment ou jamais.

«Avant d’arriver à Fribourg on m’avait dit: attention aux catholiques, ils sont très stricts!»
Martin Suter

Quels souvenirs gardez-vous de votre adolescence fribourgeoise?

Je suis arrivé à 14 ans. Mon père, spécialisé dans les négatifs photo, avait été engagé par Tellko. J’ai beaucoup aimé cette ville, qui en 1962 était encore entourée de nature. Nous avons d’abord habité un immeuble près de l’hôpital, avant que mes parents n’achètent une maison à Villars-sur-Glâne. Après quatre ans, mon père a été déplacé à Bâle car Tellko a été racheté par Ciba, et nous avons dû partir. Je garde de beaux souvenirs de cette période. Je me souviens notamment qu’on m’avait dit: attention aux catholiques, ils sont très stricts! Et une de mes premières images, c’était un prêtre franciscain dans un supermarché EPA fouillant avec délectation dans un grand bac de sous-vêtements féminins en solde… Cela m’a beaucoup amusé.

D’où est venu le goût des mots, de la langue?

J’étais dans une classe germanophone à Saint-Michel et j’ai vite compris l’intérêt d’apprendre le français: j’avais une préférence pour les filles welches! C’est pour les charmer que j’ai appris, grâce à un petit dictionnaire Lilliput rouge que je gardais toujours sur moi. Et en allemand j’avais un professeur, Pater Johannes, qui aimait beaucoup mes rédactions et me les faisait lire devant toute la classe, ce qui évidemment ne me rendait pas très populaire. Mais je lisais déjà beaucoup, j’aimais écrire et je me suis dit: c’est facile pour moi et ça plaît aux autres, pourquoi ne pas en faire ma profession?

Une vingtaine de romans plus tard, vous voilà écrivain à succès, traduit dans le monde entier. Mais la critique, elle, n’a pas toujours été tendre avec vous…

Dans le monde germanophone, il y a une séparation profonde entre ce qu’on appelle Unterhaltungsliteratur et ernster Literatur (littérature de divertissement ou sérieuse, ndlr), et la critique m’a souvent reproché ce caractère divertissant. Cela n’a pas de sens pour moi, le divertissement n’est pas nécessairement trivial et une grande partie de la littérature sérieuse est également très divertissante. Je déteste ces livres avec une belle langue mais où l’on s’ennuie à mourir! J’écris d’abord pour le lecteur Martin Suter.

Melody raconte l’amour d’une absente… Un hommage à votre épouse, disparue il y a une année?

J’essaie de ne pas faire entrer ma vie personnelle dans mes livres: l’auteur ne doit pas être ce patient dont le lecteur serait le psychiatre. Pendant les 7 ans où ma femme a été malade, j’ai écrit quatre livres. Mais la grande différence pour Melody, c’est que je l’ai écrit à la main sur une tablette, une révolution pour le gaucher que je suis, ce qui m’a permis de travailler n’importe où et notamment dans les salles d’attente du CHUV. Certains lecteurs disent que cela a influencé mon écriture, personnellement je n’en sais rien.

L’écriture, et particulièrement dans ce roman, est-ce un défi lancé à la mort?

La mort endosse ici une fonction avant tout dramaturgique. Mais il est vrai qu’elle reste pour moi, comme pour tout le monde, source d’inquiétude. J’ai malheureusement déjà beaucoup d’expérience avec elle, et j’ai dû apprendre qu’elle n’était pas toujours corrélée à l’âge: mon fils avait 3 ans quand il est mort, cela vient d’un coup, on ne peut s’y préparer. A moins d’être très religieux.

Ce qui n’est pas votre cas?

Non, malheureusement car j’aimerais vraiment croire, ce serait très pratique! Mais la disparition de mon fils m’a rendu cela impossible. J’ai rencontré parfois des croyants très intelligents, comme Albert Hofmann, le découvreur du LSD, qui n’éprouvait aucun doute sur la question de la transcendance. Ou encore ce jeune moine d’Einsiedeln qui m’avait donné son truc pour garder la foi: à force de faire semblant très longtemps, cela devient vérité. J’en ai été très impressionné!

Faire semblant pour accéder à la vérité: n’est-ce pas cela aussi, la littérature?

Oui, vous avez raison. D’ailleurs tous mes livres traitent de ce rapport entre être et paraître, qui au fond est aussi une suspension entre vérité et fiction.

Melody, l’amour a une odeur, l’argent aussi

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