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Littérature. Catherine Lovey, clinique et cocasse, décrit la marche du crabe

L’un est malade, l’autre non. Dans Histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir, qu’elle vernira mardi au Café littéraire de Vevey, l’écrivaine confronte une femme à la maladie mortelle de son voisin. Elle donne ainsi au mot compatir son sens premier: «souffrir avec». Critique.


3 février 2024 à 02:05

Le mot cancer n’est jamais prononcé durant les échanges entre la narratrice du livre et son voisin Sándor; ce businessman hongrois exilé en Suisse est en revanche plus loquace sur les molécules et les percées scientifiques qui l’aident à considérer sa maladie comme temporaire. L’accompagnement de ce malade qui ne veut pas mourir inspire à Catherine Lovey un récit qui bouscule les idées reçues sur l’acceptation ou le lâcher-prise et incite au respect de la liberté individuelle.

Deux voisins qui prennent «le temps de faire connaissance et de s’apprécier», note au début la narratrice à propos de ses relations avec son vis-à-vis, un homme discret sur sa vie personnelle (l’exil de Hongrie, une rupture amoureuse) mais passionné par le monde des affaires qui l’obligent à prendre sans arrêt l’avion, à passer des heures au téléphone et à garder son ordinateur à portée de main.

La force du déni

Ce besoin obsessionnel de remplir son agenda et de bouger, la narratrice s’en amuse tout d’abord. Puis elle s’en agacera, ayant croisé Sándor au retour d’un voyage, constaté sa maigreur et écouté une vague explication à propos des effets néfastes d’un traitement reçu pour un «problème de santé (…) qui serait bientôt derrière lui». A mesure que la maladie progresse avec son cortège de douleurs et d’échecs médicaux, elle conçoit que ce mensonge est peut-être pour cet homme le seul moyen de garder courage «en faisant le tri entre ce qu’il acceptait de sa réalité de malade et ce qu’il refusait absolument». Cela ne l’empêche pas, puisqu’elle est «une des rares personnes (…) à savoir comment se déroulait à peu près son quotidien», de passer constamment de l’exaspération à l’empathie à l’égard de ce voisin devenu un proche, avec qui elle part en balade et qui la priera parfois de l’accompagner dare-dare aux urgences.

Comme souvent, l’autrice oppose la sérénité de la nature à l’impuissance de ses personnages

Ce mouvement de balancier, Catherine Lovey l’exprime en 45 chapitres courts qui alternent l’observation minutieuse, presque clinique, des ravages de la maladie – les «taches mélangeant le rouge-bleu au brun-noir» sur les mains du malade, les emballages de médicaments dans la poubelle de sa salle de bains – et le compte rendu alerte ou cocasse des réalités d’un quotidien marqué par les restrictions liées à la pandémie. Comme souvent dans ses livres, l’autrice oppose la sérénité de la nature à l’impuissance de ses personnages: «Les aiguilles des mélèzes, les boutons des roses, les feuilles des bouleaux, les bulbes de toutes sortes avaient surgi du jour au lendemain. » Sa narratrice n’hésite pas à dénoncer l’hypocrisie des autorités soi-disant soucieuses du climat, mais déterminées à raser le bosquet d’arbres de son quartier pour répondre aux «besoins publics», ni à s’insurger contre ces médecins qui ont «avant tout besoin que des patients aillent aussi loin que possible dans les tests et les essais».

L’insuffisance des mots

Pas de grandes phrases pour dire le déchirement que l’imminence occultée de la fin rend intolérable, pour exprimer «la puissante sensation de ce qui nous unit et nous porte à travers l’amitié». «Je voulais des mots qui seraient d’une envergure suffisante pour faire de la place à la mort sans lui laisser tout le champ.» Dans des pages qui sont un morceau de bravoure, Catherine Lovey adresse à Sándor, hospitalisé, ces mots de Philippe Jaccottet: «Même le jour, même la plus vive lumière, même le très doux septembre ne sont pas faciles à traverser…»

«Les romanciers se contentent de peu et en font beaucoup», disait un personnage du troisième roman de Catherine Lovey. Attention: loin d’évoquer une quelconque emphase (pas le genre de l’autrice), la phrase est à comprendre ici comme un hommage à la littérature, capable de faire revivre avec pudeur un être dont l’existence aurait, sans elle, sombré dans l’oubli.

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