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Portrait. Camille Luscher maîtrise l'art de la traduction

Elle est la jeune doyenne de la relève des traducteurs en Suisse romande. Portrait d’une écrivaine dans les mots des autres, de Frisch à Camenisch

«Traduire, c’est avant tout déconstruire sa propre lecture», affirme Camille Luscher.

17 février 2023 à 19:38

Littérature » «La version française présente quelques variantes par rapport à l’original; ces nuances sont le fruit de discussions entre l’autrice et la traductrice.» Et dans ces fluctuations du verbe, tout l’art de Camille Luscher, capable d’écrire le même autrement, d’inventer littéralement. On la voyait vivre sur une passerelle, une confluence, cette traductrice essentielle du paysage littéraire helvétique. La Genevoise nous invite à sa table de travail et c’est un belvédère: de sa mansarde le regard porte loin, le jet d’eau, la cathédrale, les Alpes par-dessus les toits. C’est de là qu’elle déplace les frontières, les idiomes, les imaginaires.

Dans sa bibliothèque, deux langues dont elle est l’entremetteuse. Celle d’arrivée, le français, qui se déploie en couvertures colorées des Editions Zoé dont elle a repris en 2019 la direction du Domaine allemand. Et celle de départ, qu’elle a commencé par ne pas apprendre à l’école. «Même si ma grand-mère est Suisse alémanique, je n’ai jamais pratiqué, et jusqu’à 18 ans j’ai considéré que j’étais nulle en langues!»

«Traduire, c’est avant tout déconstruire sa propre lecture»
Camille Luscher

Mais un pays où l’on peut passer une décennie à ânonner Dürrenmatt en classe sans pouvoir se commander ensuite un café à Zurich, cela vous forge malgré tout des curiosités, une Sehnsucht nach dem Anderswo. «Je suis donc partie à Berlin comme jeune fille au pair pendant une année, et j’ai travaillé avec assiduité pour essayer de comprendre comment fonctionnait cette langue.»

Le pied de la lettre

Dès lors, Camille Luscher se méfie. Des mots, de leur évidence, de leur supposée univocité. Elle n’est pas bilingue et c’est sa chance. «Le plus important pour traduire, c’est de se poser des questions, de se demander si chaque mot veut bien dire ce qu’on pense qu’il veut dire… Traduire, c’est avant tout déconstruire sa propre lecture. Mon rapport analytique et moins affectif à l’allemand me permet de le faire plus facilement.» Elle s’y essaiera à l’université, à l’occasion d’un atelier dispensé par le Centre de traduction littéraire de Lausanne, véritable incubateur de talents transpositeurs. Où l’étudiante comprend que traduire est une impossibilité fondamentale, que le pied de la lettre est fait pour marcher, que tout est toujours à réinventer.

«Jusqu’à 18 ans j’ai considéré que j’étais nulle en langues!»
Camille Luscher

Elle sera donc écrivaine, mais dans les mots des autres. Ceux d’Arno Camenisch pour commencer, dont on lui propose Sez Ner, roman alpestre qu’elle fera résonner en mentorat avec Marion Graf, inaugurant ce nouveau programme de Pro Helvetia destiné à la relève.

L’histoire, botte-cul et schnaps cul sec, importe peu: tout tient dans cette polyphonie de sursilvan et d’allemand mêlés pour laquelle il lui faut composer un nouveau français, tissé d’échos rustiques, aussi factice que celui des paysans de Ramuz mais aussi vrai que nature. Une prouesse remarquée, prélude à d’autres dont Derrière la gare qui lui vaudra le Prix Terra Nova de la traduction littéraire. Si l’œuvre de Camenisch a eu en francophonie le succès que l’on sait, c’est aussi car on y entendait Luscher, son oralité trébuchante tissée de régionalismes empruntés aux patois franco-provençaux fribourgeois.

«Si l’on prend des libertés, c’est que le texte les requiert»
Camille Luscher

Traduire, alors, geste de liberté ou de fidélité? «Les deux, car la fidélité n’est jamais littérarité. C’est au contraire une manière d’augmenter la langue d’arrivée en cherchant à reproduire l’esprit et l’effet d’un texte, plutôt que sa lettre. Si l’on prend des libertés, c’est que le texte les requiert», note cette virtuose de l’écart.

Et l’auteur, d’ailleurs, n’est jamais très loin. A l’image de la Zurichoise Annette Hug, dont Camille Luscher vient de traduire Le Grand Enfouissement après un long compagnonnage. Car c’est un roman de la traduction, ou comment alerter les générations futures du danger que représentent les déchets nucléaires ensevelis sous leurs pieds. A la croisée des temps et des cultures, un ordre monastique s’érige en gardien du feu éternel et façonne ses mythologies. Un texte fascinant, intensifié de chants, de poèmes, d’ambiguïtés, de rêves. Alors ces mutations, signalées dans la note liminaire, sont le prix de la traversée vers le français; car Opfer veut dire à la fois «victime» et «sacrifice», et qu’alors traduire c’est déployer, transporter l’étrangeté plurivoque.

Vieux comme Babel

«La fidélité n’est jamais littérarité»
Camille Luscher 

Voilà plus de dix ans qu’elle s’y attelle, vive porte-voix, passant du faux suisse allemand de Franz Hohler aux poèmes de Mariella Mehr et du Journal berlinois de Frisch au roman de Dorothee Elmiger à paraître en avril. Une vocation autant qu’un sacerdoce, payé 60 francs la page. «Lorsque j’ai commencé on m’a dit: tu verras, ça rapporte à peine plus qu’écrivain… J’ai la chance de travailler comme collaboratrice au Centre de traduction littéraire de Lausanne, ce qui me permet à côté de consacrer à chaque traduction le temps qu’elle nécessite. Mais c’est vrai que c’est difficile, et je vois beaucoup de gens autour de moi qui se découragent.»

D’autres heureusement s’y vouent, à ce métier vieux comme Babel, redevenu désirable depuis que la profession s’est mobilisée, que le nom des traducteurs figure sur les couvertures et que des formations ont été instituées. Valentin Decoppet, Lucie Tardin, Camille Logoz: toute une relève de traducteurs pour qui Camille Luscher fait figure de jeune doyenne, elle qui a été la première à bénéficier de ces spécialisations. Et qui continue, depuis sa chambre avec vue sur la Jonction, de porter haut l’art d’engendrer «quelques variantes par rapport à l’original».

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