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Gastronomie

L’histoire racontée par le petit déj

Dans son passionnant ouvrage, Christian Grataloup se penche sur le contenu de nos tasses du matin

An Asian tourist has breakfast in the dining room of the youth hostel in Berne, Switzerland, pictured on July 11, 2007. (KEYSTONE/Martin Ruetschi) Eine asiatische Touristin fruehstueckt am 11. Juli 2007 in der Jugendherberge in Bern. (KEYSTONE/Martin Ruetschi)MARTIN RUETSCHI/KEYSTONE

21 septembre 2020 à 15:31

Temps de lecture : 1 min

Gastronomie » Grignoter son croissant tout en buvant son café, accompagner son thé d’une tartine de confiture ou boire un chocolat chaud en lorgnant une viennoiserie: voilà comment la plupart d’entre nous ont commencé leur journée. C’est très banal, il n’y a pas de quoi en faire un fromage, diront les plus blasés. Erreur, il y a même de quoi en faire un livre, totalement passionnant, Le monde dans nos tasses, l’étonnante histoire du petit déjeuner. L’ouvrage de Christian Grataloup, qui vient de sortir en format de poche, parle de gastronomie, d’histoire, de politique, de linguistique, de géographie et de traditions. Interview du Français, spécialiste en géohistoire.

Commençons par la question qui fâche. Ce que vous appelez petit déjeuner en France se dit en Suisse le déjeuner…

Christian Grataloup: Ce glissement sémantique, qui a eu lieu au début du XIXe siècle, n’a pas vraiment été étudié, je crois. Dans mon livre, je cite un passage de Des comédiens sans le savoir de Balzac, parlant d’un quiproquo sur l’horaire entre un provincial et des Parisiens, qui se donnent rendez-vous pour le déjeuner. Le provincial se pointe tôt le matin et dans le Café des Boulevards on lui répond que le rendez-vous est à midi.

Le petit déjeuner composé de mets complètement différents des deux autres est aussi récent…

Son histoire commence au début du XVIIIe siècle, dans les catégories très aisées des villes de l’Europe occidentale, et en particulier à Amsterdam, à Londres et à Paris. Le changement décisif intervient quand le café, le thé et le chocolat, tous trois sucrés, se banalisent pour les gens qui en ont les moyens. La diffusion de ce qui devient le petit déjeuner se fait lentement, via les villes et par les catégories sociales intermédiaires, c’est-à-dire les domestiques.

Avant cela, on mangeait plutôt salé, souvent des restes…

Oui, en raison de l’allumage du feu qui prenait du temps. Souvent on réchauffait de la soupe de la veille, car on a besoin de liquide le matin, c’est physiologique. Mon grand-père en buvait encore au petit déjeuner et cette tradition est toujours importante en Corée ou au Japon.

Les trois boissons phares bues en Europe le matin, le thé, le café et le chocolat, sont certes exotiques mais leur mode de consommation est très occidental, puisqu’on les additionne de lait et de sucre…

Dans les milliers de façons qu’ont les Chinois de consommer le thé, l’ajout d’un peu de sucre est rarissime. Il faut se rappeler que le thé qui nous parvenait au XVIIIe siècle était noir, fermenté, bas de gamme et pouvait supporter trois mois de bateau sans perdre complètement son arôme. Jusqu’au XXe siècle, les Européens n’ont donc connu que les thés grossiers qu’ils ont adoucis avec du lait et du sucre. Ce dernier produit est un objet central. Dès le milieu du XVIe siècle, les Espagnols ont ainsi mélangé le sucre et le cacao pour en faire le chocolat, et le chocolat liquide est ensuite devenu la grande boisson du XVIIIe siècle. Les chocolats épais, puissants, roboratifs, sont restés une habitude espagnole. Chocolate con churros est encore le petit déjeuner typique madrilène.

Notre repas du matin est-il donc une conséquence de la mainmise des Européens sur les régions tropicales?

C’est une conséquence et une cause. Pourquoi diable les Européens ont-ils colonisé le monde? Jusqu’au XIXe siècle, cela représente un effort et un investissement considérables. Au XVIe siècle, quand une caravelle traverse l’Atlantique elle a une chance sur quatre de ne pas revenir, principalement pour des raisons sanitaires. Il fallait que les produits importés coûtent cher en Europe et donc ne puissent pas y pousser. Jusqu’au XIXe siècle, les Européens ne s’intéressent pas aux régions tempérées: les Français ont ainsi laissé tomber le Canada sans scrupule. Alors que les Antilles fournissent le sucre, le café, le cacao, le coton, l’indigo…

Ces matières exotiques ont rendu possible la Révolution industrielle et elles ont en même temps créé des innovations dans l’industrie…

Oui. De nouveaux procédés sont nécessaires, notamment pour rendre ces produits transportables, et aboutissent donc à des inventions proto-industrielles. Dans l’organisation des plantations, nous avons les bases même de l’usine, voire du taylorisme (une forme d’organisation scientifique du travail, ndlr). A l’arrivée en Europe, ils retravaillent les produits, ce qui implique alors la création de grandes entreprises.

Le thé aide ainsi à cette époque les ouvriers anglais à survivre, mais en contrepartie il est importé grâce à l’exploitation d’ouvriers en Inde…

On a souvent dit que le carburant des ouvriers pendant la révolution industrielle était le thé sucré, avec un peu de lait, qui représentait jusqu’à 30% de leur apport calorique quotidien. Obtenir cette boisson en Europe suppose tout un échange inégal avec la Chine qui aboutit aux guerres de l’opium. De plus, ce thé est sucré. De l’autre côté du monde, des esclaves d’origine africaine déportés dans les plantations antillaises doivent travailler la canne à sucre.

L’urbanisation de notre société a aussi créé des nouvelles spécialités culinaires, dont la baguette...

Autrefois, le pain était fait pour des temps assez longs et, pour améliorer sa conservation, il était façonné en boule. A partir du XIXe siècle, quand les villes deviennent plus grandes, le pain est fait à l’intérieur des localités. Pour éviter les nuisances sonores, il est interdit aux boulangers de s’activer avant 4 h du matin. Pour que le pain soit prêt à 7 h, ils changent sa forme, proposent des masses allongées dont la cuisson est plus courte. Voilà comment est née la baguette.
 

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