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Tous confinés, tous écrivains?

Ce temps troublé marquera l’histoire contemporaine. Alors chacun prend la plume pour nourrir le grand récit de la pandémie, tenir la chronique de ce présent devenu événement


3 avril 2020 à 20:37

Temps de lecture : 1 min

Edition » «Cher…, Merci infiniment pour votre proposition. Je ne doute pas de l’originalité de votre projet mais en cette période troublée, je crains d’être pour assez longtemps réfractaire à tous les manuscrits ayant de près ou de loin trait au coronavirus ou à toute autre forme d’épidémie. Je vous souhaite tous les succès avec ce texte et, dans l’attente, je vous espère confiné en toute sécurité.» Suivent les salutations d’usage.

Un message standardisé que Juliette Joste a prévu d’envoyer en réponse aux nombreux manuscrits de la contagion qui ne manqueront pas d’atterrir sur son bureau. Editrice réputée de la maison Grasset, elle a déjà refusé un projet de journal de confinement et s’attend à devoir décliner quantité d’autres propositions à teneur virale.

C’est que l’Histoire ne s’écrit pas tous les jours. Alors quand elle ouvre un nouveau chapitre, les écrivains s’agitent: femmes et hommes de plume qui soudainement se cramponnent au réel, affûtant leur verbe en chroniqueurs du grand maintenant. «Il y a quelque chose qui est en train de changer, on est en train de vivre un moment qui inspirera beaucoup les écrivains. C’est un moment de métamorphose absolue», constatait le poète-baroudeur Sylvain Tesson sur les ondes de France Inter il y a quelques jours. «C’est le grand événement de notre génération et un peu surpris, nous découvrons que nous aurons nous aussi une place à jouer dans l’histoire», complétait sur son fil Instagram Nicolas Mathieu, Prix Goncourt 2018. Tandis que la pandémie a suspendu la marche du monde, figé les rouages de notre appareil social et confiné la moitié de l’humanité, les écrivains semblent tous vouloir écrire notre sidération, nourrir le récit de ce temps présent devenu événement.

Surfer sur la vague

Les faiseurs d’histoires au service de la grande Histoire? La littérature a souvent porté l’écho des bouleversements planétaires, des guerres mondiales au 11 septembre. Mais ce cataclysme épidémique fait de l’écriture un exutoire d’autant plus naturel que le confinement est propice à sa pratique solitaire – songeons seulement aux réclusions, subies ou volontaires, d’un Genet, d’un Verlaine ou d’un Proust. «Vivre confiné pendant un an m’a permis de devenir écrivain», affirme même Philippe Jaenada, qui en 1989 s’est coupé du monde dans son appartement parisien avant de trouver le chemin de l’écriture. Notre printemps à huis clos nourrissant les velléités littéraires, chacun ouvre aujourd’hui son écritoire, et les journaux de confinement, de qualité fort variable, pullulent désormais aux quatre coins de la Toile.

« Quand tout le monde est obnubilé par le même sujet, l’écrivain a peur »

Arthur Dreyfus

Pour les romanciers de métier, c’est un vrai dilemme, tant cette pandémie hypnotise notre horizon de pensée, colonise notre inconscient collectif. Faut-il créer hors de ce nouvel imaginaire social au risque de rater le sujet qui façonnera l’époque, ou s’y confronter avec la certitude de se trouver noyé dans une masse de publications similaires? «Quand tout le monde est obnubilé par le même sujet, l’écrivain a peur», note Arthur Dreyfus dans L’impossibilité d’écrire, texte de l’excellente série Tracts de crise publiée quotidiennement par Gallimard.

Nicolas Feuz, lui, a choisi de surfer sur la vague. Depuis le 26 mars, le Neuchâtelois publie en feuilleton «le premier polar du confinement», intitulé Restez chez vous, en collaboration avec son éditeur Slatkine & Cie. «A l’arrivée du virus, lorsque j’ai eu l’idée de ce polar, ça a été une grande question: fallait-il écrire sur le sujet? Mon éditeur m’a donné son accord, pour autant que je ne mentionne pas directement le Covid. Il est délicat de refléter l’actualité, d’être noir sans être choquant. J’ai fait ce choix tout en étant conscient que la thématique pourrait rebuter quelques lecteurs», note l’auteur, qui publie un nouveau chapitre tous les soirs à 19 h sur sa page Facebook. Stratégie éditoriale particulièrement réactive qui vise à précéder l’afflux de textes viraux, et permet d’envisager une déclinaison physique de l’ouvrage en fonction de l’enthousiasme des lecteurs numériques.

L’incertain après

Car tout le monde craint cette seconde flambée épidémique, celle qui pourrait toucher les librairies dès leur réouverture. Mais ces ouvrages de la pandémie trouveront-ils leurs lecteurs? «On a déjà reçu une proposition de journal du confinement, et on en recevra d’autres, note Delphine Cajeux, éditrice chez Slatkine à Genève. Il peut évidemment y avoir quelques perles, mais à titre personnel je trouve que ces projets ont du sens dans l’immédiateté, comme celui de Nicolas Feuz. Les lecteurs, à la fin de la crise, auront plutôt envie de s’évader…» Un avis partagé par Laurence Malè, des Editions Okama à Lausanne, qui prévoit de sortir un roman pour adolescents écrit par 14 auteurs suisses et français, inspiré par le confinement mais dénué de tout catastrophisme. «Nous voulions proposer autre chose qu’une dystopie, car les lecteurs auront besoin de rêver après tout cela», défend-elle.

Un après que le milieu éditorial, en lutte pour sa survie, tente de préparer malgré les tenaces incertitudes. «Les lecteurs sont actuellement friands de romans feel good, d’ouvrages de développement personnel positifs, de classiques et aussi c’est vrai de textes en rapport avec la crise», explique Antoine Caro, directeur général des Editions Robert Laffont. «Mais que voudront-ils lire quand les librairies ouvriront à nouveau leurs portes, espérons-le avant l’été? Certainement de bons romans sans rapport particulier avec la crise. Et aussi sans doute des essais, des enquêtes ou des témoignages liés à la crise, éclairants, forts. Chaque éditeur publiera les siens. Mais il ne faudra pas en abuser à l’automne. Et se concentrer sur la qualité.»


«Une vraie leçon de réalisme»

Ne pas attendre de l’auteur des Furtifs un énième journal domestique. Figure majeure de la science-fiction, Alain Damasio prévoit plutôt d’interroger ces temps troublés avec un regard politique et anthropologique.

Il profite du confinement forcé pour travailler à des scénarios de séries pour la radio et la télévision, sans lien direct avec la pandémie. De ce huis clos, il ne faut donc pas espérer de nouveau roman d’Alain Damasio, grande figure de la science-fiction francophone que l’on suppose néanmoins inspirée par ce temps troublé. «Tout isolement est propice à la création grâce aux disponibilités qu’il libère, mais être isolé en famille n’est pas être isolé seul en montagne malheureusement – et je serais bien incapable d’écrire un roman avec ma femme et mes deux filles à côté toute la journée! Les livres-univers que j’élabore exigent une forme de vide alentour pour pouvoir se déployer», note l’écrivain, qui confie néanmoins travailler à un texte «assez long» en lien avec ce que nous vivons. Chez lui, on s’en doute, point d’épanchement domestique; plutôt l’élaboration d’une vive pensée critique sur le monde tel qu’il ne va pas: «Je vous avoue que je ne goûte pas aux récits intimistes du confinement qui à mon sens ratent l’essentiel, à savoir la dimension politique et sociologique primordiale du phénomène.»

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