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Thierry Raboud, le son et le sens

Pour Crever l’écran, le journaliste culturel de La Liberté remporte le Prix de poésie Pierrette Micheloud. Il dit ici son rapport (exigeant) aux mots

Journaliste à La Liberté, Thierry Raboud embrasse styles et genres avec une aisance parfois déconcertante.

15 novembre 2019 à 14:15

Entretien » C’est un homme de musique et de lettres, un homme de mots et de musicalité. Un arpenteur parcourant plusieurs mondes. Celui, extrêmement contemporain, de la technologie numérique. Celui plus ancien de la musique classique et du jazz, de la grande littérature, de Cingria ou Cendrars. A-t-il 25 ans, 50 ans, 100 ans? C’est sans importance. Thierry Raboud est un homme de quêtes et de liens. Journaliste culturel à La Liberté, celui qui n’a de cesse de chercher sens et cohérence embrasse styles et genres avec une aisance parfois déconcertante. Ecrivain, et musicien également, il vient de gagner avec son premier recueil Crever l’écran le prix de poésie de la Fondation Pierrette Micheloud, doté de 20 000 francs. Il lui sera remis le 2 mars prochain à Lausanne. Aux frontières de la philosophie et de la littérature, il y ausculte avec une grande finesse le tourbillon furieux qui nous a tous happés: le maelström du numérique. Entretien.

Utiliser la poésie pour aborder la révolution numérique, n’était-ce pas provocateur, ou tout du moins osé?

Thierry Raboud: Il y a bien sûr un brin de provocation. Mais j’ai surtout la conviction que la poésie peut et doit parler de tout. En Suisse romande règne parfois l’idée d’une poésie contemplative ou lyrique. Alors même que la planète est en feu, j’ai de la peine à comprendre ce réflexe romantique. Nous nous situons dans une rupture de paradigme dont se sont emparés aussi bien les essayistes, les romanciers, les cinéastes, les bédéastes et les musiciens que les plasticiens. Et la poésie demeurerait dans sa tour d’ivoire? Non. Je pars du postulat que la poésie peut dire notre époque quand bien même elle est un genre ancien.

Dans Crever l’écran, vous ciselez la langue française…

La poésie est pour moi une manière de travailler la langue et de l’intensifier. Dire le monde en poésie, c’est tout augmenter, tout densifier. C’est une façon de détourner le sens et le son, d’ouvrir le jeu des significations.

Votre recueil est construit en deux parties, avant l’apparition du numérique et après. Et, en avançant, il se fragmente de plus en plus…

L’attention moyenne d’un millenial se situe désormais à neuf secondes, proche de celle du poisson rouge qui est, elle, de huit secondes, comme l’a montré Bruno Patino. Cette donnée est un enjeu économique majeur de notre époque. Mon travail ambitionne de suivre cette évolution avec des poèmes parfois pas plus longs que des tweets...

Le lecteur ne ressort pas de votre ouvrage empli d’espoir et de légèreté…

Certes. Je demeure fasciné par notre attitude de soumission à ce technocapitalisme. C’est bien simple, nous avons tous, et moi le premier, la tête baissée pour regarder nos écrans. Que l’on se comprenne bien, je ne suis pas opposé à la technologie: je l’utilise et m’y intéresse. Mais nous sommes entrés dans une ère d’inquiétude à son égard. Je tente de considérer ce temps avec une froide lucidité, qui est certes peut-être celle des désespérés. Mais je conserve un petit fond d’optimisme: verra-t-on un jour l’avènement d’un vrai humanisme numérique?

«Dire le monde en poésie, c’est tout augmenter, tout densifier»

Thierry Raboud

Votre recueil a-t-il valeur d’alerte?

Oui je crois. Je ne cherche aucunement à m’extraire du constat que je tire. J’ai du plaisir à me laisser hypnotiser par mon écran, mais j’essaie de prendre une distance salutaire, surtout depuis que je suis devenu père.

Après, notre époque est faite de langage et d’algorithmes, et je ne pense pas qu’il faille laisser aux seuls programmeurs le soin de jouer librement avec la syntaxe. Nous aussi, poètes, pouvons coder! Et recoder notre temps grâce aux mots.

En exergue à votre livre, vous citez un tag aperçu à Vevey…

Oui. Je partais signer le contrat du présent recueil quand j’ai aperçu ce tag: «e-monde». Ce jeu minimaliste sur le son et le sens, c’est précisément le cœur de ce que j’ambitionne de faire. Un tag si extraordinairement puissant que j’aurais aimé l’avoir trouvé moi-même!

Votre poésie voisine la philosophie. Etes-vous d’accord?

Oui. Je ne suis pas un scientifique: je ne cite pas mes sources même si j’ai beaucoup lu sur ces questions pour nourrir ma pensée. Ma conviction est que nous nous trouvons non dans une ère de simple mutation technique, à l’image de l’invention de la voiture ou de l’électricité, mais dans une transformation anthropologique dont nous n’avons pas encore pris toute la mesure. Notre pensée n’émerge plus de la même façon, notre rapport à la mémoire s’est atrophié. Nous vivons désormais dans un présent perpétuel où l’ennui n’existe plus… Ce sont bien là des enjeux philosophiques.

C’est la première fois que le Prix Pierrette Micheloud est remis à un premier recueil… Comment gérez-vous cette récompense?

J’en ai été profondément ému. Puis terrifié. Bien évidemment un tel prix oblige: je tenterai d’être à la hauteur de ce que mes pairs ont pu voir en moi au moment de me désigner lauréat!

Presse écrite et littérature sont deux de vos univers. Les envisagez-vous comme un tout?

J’envisage le journalisme comme un travail de création que j’investis comme tel. Je ressens une vraie nécessité à travailler mon écriture quand bien même ma veine poétique contamine parfois mon travail journalistique: je peux passer deux heures à écrire les deux premières phrases d’un article. C’est alors douloureux!

BIO EXPRESS

1987 Naissance à Martigny (VS) d’un père informaticien et d’une mère ethnologue. Un frère et une soeur. Etabli à Corseaux (VD), marié, une fille (2 ans).
2009 Bachelor à la Haute école de musique à Lausanne et en lettres à l’Université de Fribourg.
2011 Master en musicologie et français, Université de Fribourg
2011 Certificat supérieur de guitare classique, Conservatoire de Vevey. Membre du groupe de musique DFX.
2013 Stage de journalisme à La Liberté
2016 Finaliste du Prix Chuard
Depuis 2016 Journaliste culturel à La Liberté, responsable de la rubrique littéraire

 

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