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Livres

Safonoff, Passé composé

Humble, tenace et souvent drôle, l’écrivaine genevoise publie de nouveaux éclats de mémoire qui prolongent son grand œuvre tout en le résumant

Reconnaissances est un livre d’amitiés, allègre et allusif, empreint de gratitude.

20 août 2021 à 16:02

Catherine Safonoff » Elle avance à reculons, mais elle avance. Et le fin sentier d’écriture qu’elle trace depuis son premier roman, La Part d’Esmé (1977), dessine une œuvre puissante et singulière, discrète mais reconnue, cohérente comme si chaque nouvel ouvrage n’était que le fragment d’un tout. «Chacun de mes livres est un épisode du même ouvrage. La femme âgée que je suis poursuit un printemps en amont de moi», confirmait Catherine Safonoff l’an passé, dans un bel entretien à la revue Les Moments littéraires. Ainsi n’est-on jamais véritablement surpris des infinis ressassements de sa prose – mais toujours ébloui des lueurs neuves dont elle parvient, dans ces faux journaux intimes où le Je semble se diffracter et se redire, à éclairer ce qu’elle fut.

«Impossibilité grandissante d’écrire de la fiction. Tout est fiction», assurait-elle déjà au cœur des quatre saisons de La distance de fuite (2017), en prolongement d’une quête de soi qui semble avoir expérimenté l’autofiction dans toutes ses modalités, ses ambiguïtés, ses hybridités. L’écrivaine est, à l’instar d’un Paul Nizon ou d’une Annie Ernaux, son personnage principal, que l’on retrouve tel qu’en lui-même dans Reconnaissances, paru ce jeudi.

Identités flottantes

Ecriture elliptique entre ses deux foyers habituels que sont Genève et les îles grecques, embrassant au passage un répertoire d’épiphanies et de désillusions, rythmé par la bibliographie. «Tu n’écriras pas sur tes proches: la débutante du premier roman est inconsciente de ce commandement», se souvient-elle. Alors le second, Retour, retour, prendra sept ans, comme un «long contournement de la redevance familiale» pour parvenir à cet ouvrage «impeccablement ennuyeux» et passé inaperçu…

Car comme tout est fiction, rien ne s’invente absolument. Et les histoires de chaque «roman», ici relues avec recul et douce ironie, font ressurgir en écho à la vie vécue des tableaux amusés ou intrigants, cent fois esquissés, encore une fois redessinés.

Levant les masques de ses personnages secondaires, en déployant d’autres au gré des fécondes infidélités du souvenir, la narratrice offre des clés autobiographiques de (re)lecture tout en maintenant le réel à savante distance. Jeu d’identités flottantes qui remonte l’arbre généalogique, s’échappe en Amérique, déroule la cocasse litanie des amours, honore l’éternelle amie grecque et fait apparaître quelques figures rocambolesques et fascinantes: une Sivvy évanescente, un véhément chauffeur de taxi piréote qui la mènera à bon port, une attirante accordéoniste qui aurait dû par la musique la libérer de sa graphomanie…

Au cœur de l’ouvrage: le père véhément et surtout la mère endurante et cafardeuse, multipliant les coups de sarcloir autour de la cabane de jardin pendant que sa fille licencieuse y reçoit son amant… Figure maternelle dont la disparition était évoquée dans Le Mineur et le Canari (2012), et qui est ici véritablement affrontée à la faveur de quelques pages d’une poignante beauté. «Je parle bas, je murmure depuis le dedans de sa mémoire»; visage contre visage, la narratrice chuchote au chevet de la mourante le résumé d’une existence, brodant autour de ce fil bientôt rompu des enchantements oniriques, où «l’aurore naissante se faufile entre les saules», où les renardes partent à la pêche.

Censure énigmatique

De sa plume tragi-comique allègre et allusive, Catherine Safonoff compose son passé, obstinément. Sa mémoire est un labyrinthe de miroirs où elle invente, à reculons, de nouvelles trajectoires, ici empreintes de gratitude, tendues par un vibrant désir de réconciliation.

Dans ses Reconnaissances, nouvel épisode du grand œuvre intime et qui semble les résumer tous, c’est au travers des livres et carnets anciens qu’elle remue la matière autobiographique – certains écrits sur le vif, avec acharnement, d’autres «précieux parce que perdus» donc susceptibles d’être réinventés. Et c’est ainsi, incidemment, que la graphomane donne à voir la censure énigmatique du langage, cette réécriture du réel qu’on appelle littérature et que la Genevoise, dans son humble ténacité, porte toujours aussi haut.

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