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Le blanc des 50 ans

Avec Les couloirs aériens, le dessinateur français Etienne Davodeau livre un bel album qui parle aux quinquagénaires. Entretien sans chichi

Etienne Davodeau est un observateur du quotidien.

29 novembre 2019 à 13:36

BD » «Ma source d’inspiration? Ce qui se passe autour de moi, ici et maintenant», évoque Etienne Davodeau dans le lobby feutré d’un hôtel genevois. Alternant documentaire, reportage et fiction, le natif d’Anjou s’est imposé case après case comme un dessinateur majeur de la BD contemporaine. Après des lauriers d’estime (Un homme est mort, Lulu Femme Nue, Rupestres), il connaît – à sa grande surprise – la consécration en 2011 avec Les Ignorants. Ce gouleyant essai racontant les vies croisées d’un vigneron et d’un auteur BD a été vendangé plus de 260 000 fois. Après Cher pays de notre enfance (2015) plébiscité par 160 000 lecteurs, l’observateur du quotidien s’intéresse aujourd’hui au passage symbolique des 50 ans. Les couloirs aériens narrent les tuiles et tracas d’un quinqua qui panse ses plaies dans les blanches solitudes du Jura. Rencontre avec un homme cordial et sans chichi. Qui se plaît à dompter ses doutes récurrents en pédalant sur les chemins de France, quand revient le printemps.

Vous êtes en pleine promo de votre dernier album. Quel regard portez-vous sur Les couloirs aériens?

Etienne Davodeau: Je n’en sais fichtrement rien. Chaque fois que je termine un travail, je suis dans un brouillard complet. Je laisse décanter mes albums dix ans avant d’oser les relire. J’aurais trop peur, à chaud, d’y trouver des erreurs de jugement, des dialogues trop longs ou des traits ratés. C’est un vieux traumatisme.

Lequel?

En 1992, j’ai réalisé mon fantasme de jeune auteur: un premier album disponible en librairie. Au lieu de sabrer le champagne, j’ai paniqué. Je voulais récupérer tous les exemplaires et les jeter à la poubelle. J’avais envie de crier: «Excusez-moi, c’est un faux départ! On va oublier et je recommence.» Au fond, je n’avais pas tort: L’homme qui n’aimait pas les arbres a été un bide. Il est introuvable, j’y veille.

Aujourd’hui, vous devriez être rassuré: vos deux derniers albums ont conquis des centaines de milliers de lecteurs…

Détrompez-vous! Je regarde mon succès avec une certaine incrédulité. Je doute en permanence. Je pratique le remords, le zigzag et le repentir. J’ai longtemps fait partie des auteurs dont les livres étaient ignorés. Cela marque son homme.

Les couloirs aériens se penchent sur un cap symbolique. Qu’avez-vous fait le jour de vos 50 ans?

J’ai rentré du bois à la maison. C’est la seule chose dont je me souviens. Le week-end suivant, j’ai eu droit à une chouette fiesta surprise, organisée par ma femme et mes filles.

« A 20 ans, nous pensions qu’un type qui fêtait son demi-siècle était un gars fini, un vieux. »

Etienne Davodeau

Comment est née l’idée de cette fiction?

Elle a surgi d’un échange avec mes amis Joub et Christophe, qui cosignent le scénario. A 20 ans, nous pensions qu’un type qui fêtait son demi-siècle était un gars fini, un vieux. Le temps a passé et nous avons à notre tour franchi ce cap, avec plus ou moins de bonheur. Ainsi, Christophe a perdu en un an son papa, sa maman, son job et quelques illusions. Nous nous sommes dit que nous tenions un bon sujet. Nous avons cherché à transmettre ce qu’avoir 50 ans représentait pour nous. Nos différences de perception ont été le carburant de cette fiction jalonnée d’autobiographie.

Cinquante ans, est-ce un bon moment pour faire un bilan de sa vie?

C’est un cap sociologique important. Nos parents, s’ils sont encore en vie, peuvent disparaître d’un jour à l’autre. Professionnellement, c’est un âge critique: le quinqua est cher, moins malléable et encombrant. Et physiquement, la machine rouille et les chairs mollissent. Moi, je passe entre les balles: si ce n’est la vue qui baisse, je suis en forme et plus épanoui à 54 qu’à 30 ans. J’ai la chance de faire ce que j’aime en gagnant bien ma vie, une exception dans le rude milieu de la BD.

Le Jura français dans lequel vous plantez votre décor apparaît comme un personnage à part entière. Pourquoi la neige, pourquoi le Jura?

Je voulais poser notre personnage Yvan dans un environnement vide et blanc. Pour créer une sobriété et un silence graphique qui corresponde à l’état mental fragilisé du protagoniste. De par sa géographie, le Jura hivernal s’est imposé comme un lieu idéal.

A scruter vos paysages blancs, on ne peut s’empêcher de penser à la neige de Cosey…

Vous n’avez pas tort. Quand il a fallu concevoir la page de garde de mon album, j’étais obsédé par Cosey et sa magnifique couverture d’A la recherche de Peter Pan. La neige, mine de rien, c’est sacrément difficile à dessiner. Outre mon modèle suisse, je me suis gavé de peinture russe du XIXe siècle pour chercher l’inspiration neigeuse.

Quelle est la métaphore des Couloirs aériens?

Quand nous étions en repérage dans le Jura, seul le passage d’avions traçant la même ligne troublait la quiétude du blanc et du bleu. En aviation, un couloir aérien est un espace virtuel duquel on ne peut sortir, sous peine de s’exposer à de graves emmerdements. Dans la vie, des couloirs aériens, on en a plein la tête. On fonce sur des rails, sans oser faire un pas de côté. Peut-être vaudrait-il le coup de s’en affranchir, parfois.

« Contrairement à d’autres auteurs, je suis incapable de créer sur plusieurs fronts. »

Etienne Davodeau

Quels nouveaux projets rythment vos journées?

Vous pouvez mettre «projets» au singulier. Contrairement à d’autres auteurs, je suis incapable de créer sur plusieurs fronts. Je travaille sur un livre qui relie deux passions et une inquiétude: l’art pariétal (les peintures rupestres, ndlr), la marche au long cours et l’enfouissement des déchets nucléaires. Avec un constat: nos ancêtres préhistoriques nous ont légué sous terre de magnifiques œuvres d’art. Nous, nous laisserons à nos descendants un cadeau bien plus dégueulasse: des cimetières de résidus radioactifs. J’ai entrepris l’été dernier une randonnée d’un mois entre les grottes de Pech Merle dans le Lot et Bure dans la Meuse, où se dessine un vaste projet de mise en terre de déchets nucléaires. Mon album racontera ce voyage, en donnant la parole à des gens qui ont des choses à dire sur ces sujets.

Si vous deviez recommander quatre albums aux lecteurs de La Liberté, quels seraient-ils?

Je citerais en vrac Lupus de Frédéric Peeters, Juliette de Camille Jourdy, L’Oisiveraie de David Prudhomme et plus récemment Dans le même Bateau de Zelba.

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