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La BD à coups de marteau

Les aventures de Tintin chez le commissaire-priseur. Mille milliards de mille sabords, la bande dessinée serait-elle frappée par une bulle spéculative?


5 mars 2021 à 12:58

Enchères » Arrive le lot N°18. «Pièce exceptionnelle», «unique occasion», vante le commissaire-priseur. La tension monte, puis les prix. Jusqu’au coup de marteau final: nouveau record mondial dans le domaine de la bande dessinée! Plus de trois millions d’euros, frais inclus, pour une œuvre originale.

En janvier dernier, la maison parisienne Artcurial mettait aux enchères un projet d’illustration signé Hergé pour la couverture du Lotus Bleu. Un document exceptionnel par sa qualité mais surtout par sa rareté: le maître belge n’ayant jamais vendu d’originaux de son vivant, la plupart sont en main de la société Moulinsart qui veille très jalousement sur l’héritage. Reste que cette envolée des prix dans le domaine du populaire neuvième art a de quoi intriguer: faut-il y voir une bulle spéculative, à l’image d’un art contemporain transformé en terrain de jeu pour milliardaires boursicoteurs?

Roi de l’encan

«S’il faut appeler les choses par leur nom, la bande dessinée est désormais frappée par un affairisme spéculateur débridé», constatait en 2017 Thierry Groensteen dans La bande dessinée au tournant. De fait, depuis que les maisons de ventes ont succédé aux galeries, les records se succèdent, fièrement brandis par ces nouveaux marchands de cases. Leader du secteur, Artcurial s’est lancé en 2005, suivi dix ans plus tard par Christie’s puis Sotheby’s, tous attirés par le potentiel de ce marché gonflé à la nostalgie. «Les acheteurs proviennent de toutes les couches de la société car tout le monde a lu de la BD dans sa jeunesse. Les gens retrouvent leur enfance au travers des dessins, planches ou albums originaux», note Eric Leroy, d’Artcurial, qui a expertisé la vente de janvier dernier (à gauche sur la photo en haut de cet article). Et le spécialiste de contester tout affairisme: «Il n’y a pas de spéculation, mais des collectionneurs passionnés qui se font plaisir. C’est la logique d’un marché qui devient petit à petit mature.»

En attendant, et malgré d’inévitables polémiques liées à la provenance douteuse de certains originaux, les cotes continuent de grimper au rayon des classiques. Des dessins préparatoires, souvent considérés comme sans valeur dans les années 1980 et signés Pratt, Franquin ou Uderzo, s’arrachent aujourd’hui à des centaines de milliers de francs. Et les ventes se succèdent. «Il y en a parfois trop en même temps, jusqu’à quatre certains week-ends», souligne l’expert Stéphane Lancoud. Le mois prochain, c’est à Genève qu’il organisera une vente pour le compte de Geneva Auctions. Au catalogue, des séries complètes, des originaux, des objets de collection. Avec, évidemment, du Tintin.

Car Hergé demeure le roi de l’encan. «Il est le plus recherché, et je ne suis pas véritablement choqué par le niveau de prix atteint par ce dessin du Lotus Bleu, si on le compare à certains artistes contemporains dont la permanence sera moins grande», note le spécialiste Benoît Peeters. Pour en expliquer l’attrait, il faut aussi rappeler que l’industrie de la BD a fini par accéder à une légitimité culturelle dont la marchandisation est le corollaire. «Il a fallu moins d’une génération pour faire sortir la bande dessinée de la catégorie du divertissement pour enfants et la faire entrer dans celle de l’art», note la sociologue Nathalie Heinich. Et désormais, c’est à coups de marteau que «le marché entérine le processus d’artification».

Planches à billets

Un processus parfois accéléré par les dessinateurs eux-mêmes: si certains refusent la planche à billets (lire ci-contre), d’autres sortent des cases afin de complaire au marché. A l’image d’Enki Bilal, dont les grands formats ont la cote. «Pourtant c’est franchement mauvais! Il suffit d’un minimum de connaissances pour le constater. Les dessinateurs BD ont ce complexe d’infériorité qui les pousse vers la peinture, mais c’est presque toujours sans intérêt», tance Cuno Affolter. Responsable du Centre BD de la ville de Lausanne, deuxième plus grand fonds dédié au neuvième art en Europe, il déplore cette fétichisation des originaux. «Les marchands parisiens sont très forts pour les valoriser… Mais il ne faut pas oublier qu’une planche n’est qu’un petit extrait d’une œuvre pensée pour la reproduction.»

Et si certaines ont une valeur incontestable, beaucoup ne vaudront plus grand-chose dans vingt ans. «Prenez Gibrat: ses planches se vendent 30 000 francs et plus, mais c’est un auteur mineur qui n’intéressera bientôt plus personne. Même Franquin, qui est un génie… Est-ce que Gaston sera encore lu dans quelques années?»

» Un Gibrat vendu aux enchères par ici
» Des planches de Bilal vendues chez Christie’s par

Moraliser le marché

Pour l’heure, la marchandisation est à l’œuvre, au point de devancer cet autre processus en cours: la patrimonialisation. «Les musées ont en effet pris beaucoup de retard, constate Benoît Peeters. Pourquoi des institutions comme Pompidou n’ont-elles pas constitué de fonds? Ces acteurs permettraient de moraliser le marché, car moins sensibles au clinquant et davantage à l’histoire du média.»

C’est la ligne claire du Centre BD de Lausanne, qui bénéficie d’une enveloppe annuelle de 20 000 francs pour ses acquisitions. «Le capitalisme a dévoré la bande dessinée, je laisse cela aux nouveaux riches, conclut Cuno Affolter. Je préfère acquérir de grandes collections d’albums et documents pour offrir une vue générale de ce qu’est vraiment la BD: un miroir de notre société.»


« Il y a beaucoup de collectionneurs en Suisse romande »

Expert BD pour le compte de Geneva Auctions, Stéphane Lancoud organise le mois prochain à Genève une vente aux enchères entièrement dédiée au neuvième art, avec quelque 400 lots.

Vous organisez votre neuvième vente aux enchères BD en Suisse romande. Quelle évolution avez-vous constaté dans l’évolution de ce marché?

La première vente de BD en Suisse romande avait eu lieu chez Chlorophylle (librairie spécialisée à Genève, ndlr) en 1993, puis plus rien. Il y a beaucoup de collectionneurs à Genève et en Suisse romande et le but était de lancer une dynamique afin que les collectionneurs vendent de belles pièces et en rachètent d’autres. Nous avons fait notre première vente en septembre 2015, suivi d’autres régulières, mais nous avons plus d’acheteurs que de vendeurs. Il nous est facile de rassembler quelques pièces avec beaucoup de vendeurs mais il nous faut un gros volume pour pouvoir faire une vente. Dans le même temps, la montée en gamme de Catawiki (plateforme d’enchères en ligne, ndlr) a détourné des salles de vente classiques beaucoup de vendeurs.

Quelles sont les pièces les plus recherchées?

L’intérêt du public des collectionneurs reste sur de la BD franco-belge classique, des albums en édition originale, mais avec des états très bons ou neufs qui vont avoir une plus-value très importante. Idem pour les rééditions des classiques en tirage limités grand format et les originaux, qui sont la variable d’ajustement entre le haut du marché (Hergé, Jacobs, Franquin, Uderzo, Bilal, etc.) et le reste où l’on trouve tous les prix. Disons que l’état neuf et les très petits tirages marchent très bien. Le para-BD est à la traîne, les ex-libris trop nombreux, les magazines et les périodiques aussi.

D’où proviennent vos lots?

Ils proviennent en majorité de collectionneurs privés. Nous avons essayé quelques fois avec des marchands ou des pros, mais ils ont en général des exigences élevées qui rendent la vente difficile. Les particuliers sont soit des gens qui ne veulent plus de BD, ou plus certaines BD, des gens qui ont récupéré des BD mais ne sont pas collectionneurs ou n’en veulent pas, ou encore des enfants ou conjoints/héritiers qui ne veulent pas continuer ce que faisaient leurs conjoints/parents. Et de temps en temps, des collectionneurs qui se séparent de pièces pour en acheter d’autres. Quel est le profil des acheteurs?

Nous essayons d’avoir des ventes regroupant des pièces allant de quelques francs à quelques milliers. De ce fait, nous avons beaucoup de collectionneurs genevois, français ou belges mais aussi des marchands ou des pros qui achètent quand le prix est bon et qu’ils savent à qui revendre. Je ne suis pas sûr que nous ayons ici à Genève beaucoup de clients qui sont des investisseurs, c’est plutôt le cas à Paris et à Bruxelles avec les grosses ventes d’originaux. Et nous avons aussi des gens qui achètent pour offrir sans rechercher forcément des éditions originales. TR


Trois questions à Lewis Trondheim

Auteur de BD, initiateur de la plateforme de vente directe www.lesdessinateurs.com

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