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«Il y a encore tant à faire»

Avec Fille, Camille Laurens longe les frontières de la fiction et de l’autobiographie pour disséquer la violence du patriarcat. Rencontre

Auteure d’une dizaine de romans, la Française Camille Laurens est l’une des grandes figures de l’autofiction.

21 août 2020 à 15:36

Rentrée littéraire » Naître fille, c’est n’être garçon. Et de cette négation originelle, il faut grandir malgré la franche déception des parents. Se construire en inférieure, en «éternelle affiliée», en creux de ce masculin roi qui, comme le proclament la grammaire et la société, l’emporte sur le féminin.

Rouen, années 1960. «Vous avez des enfants? Non, j’ai deux filles», répond le père de la narratrice, qui elle-même deviendra mère quelques décennies plus tard – d’un garçon manqué. Violence du langage et des silences se conjuguent dans Fille, un roman sorti jeudi et qui s’annonce comme l’un des plus remarquables de cette rentrée littéraire. C’est une sombre valse où l’homme mène la danse à travers quatre générations. De sa plume cinglante et subtile, où chaque mot ouvre un riche éventail de significations, Camille Laurens y prolonge ses réécritures du soi, raconte le deuil et le viol en miroir d’une histoire de la domination masculine. Militant et édifiant, ce roman de l’affranchissement se réapproprie la puissance du langage au service de la construction du féminin. «Car le patriarcat a encore de beaux jours devant lui», note l’auteure, présidente d’honneur du prochain Livre sur les quais de Morges, rencontrée en début de semaine à Paris. Interview.

Que doit ce roman à la récente libération de la parole des femmes dans le sillage du mouvement #MeToo?

Camille Laurens: Ce mouvement a réactivé chez moi une réflexion déjà ancienne, au cœur de plusieurs de mes romans, sur la différence sexuelle et la transmission de la féminité. Jusqu’alors, ces questions s’ancraient dans le vécu de mon adolescence, dans le féminisme d’une époque marquée par le Mouvement de libération des femmes et les combats pour le droit à l’avortement. Avec #MeToo, j’ai pris conscience que, par-delà toutes ces avancées, il y avait encore tant à faire… Et le féminisme de ma propre fille, beaucoup plus radical que le mien, m’a donné envie de me poser frontalement la question de ce que voulait dire être fille.

Une question toujours nécessaire?

Oui, malheureusement. Je pense notamment au tabou des abus sexuels passés sous silence, une question qui n’est absolument pas réglée. A cet égard, l’épisode que je raconte dans le roman, à savoir l’abus d’une petite fille à la fin des années 1960 suivi de cette injonction «ne le répète jamais», pourrait probablement se reproduire aujourd’hui.

Ecrire, est-ce alors briser le silence, transgresser les tabous?

Il m’arrive de penser que cet épisode, qui se trouve être autobiographique, est bien l’une des raisons de mon écriture. Ce réel tellement violent et cette injonction à le taire, à «laver le linge sale en famille», a peut-être conditionné mon envie de dire. Je crois que la littérature remplit effectivement cette fonction essentielle de transgresser les interdits, de creuser le réel dans ce qu’il a de plus caché.

N’y a-t-il pas cependant un risque à vouloir tout dire, tout dévoiler? Votre ex-mari vous a intenté un procès, qu’il a perdu, pour atteinte à la vie privée…

C’est une question d’éthique, à partir de laquelle les écrivains pèsent chaque mot dans le trébuchet de la langue. On leur reproche parfois, surtout aux écrivains d’autofiction, de déballer l’intime. Mais il faut également prendre en compte tout ce qu’ils décident de ne pas écrire, en fonction de leur entourage et de leur histoire personnelle. Chacun doit mesurer non ce qu’il a le droit de dire, car cette liberté est absolue, mais ce qui doit être dit. J’éprouve pour ma part une véritable nécessité à dire certaines choses.

«L’écriture est un artisanat, un bricolage au sens noble du terme»

Camille Laurens

De cette nécessité centrée sur le moi, comment atteindre l’universel?

Pour aller au-delà de l’épanchement, il s’agit de trouver une sorte de calme intérieur qui permette de raconter comme s’il ne s’agissait plus de soi. J’aime cette phrase de Duras, à qui l’on demandait si ce qu’elle avait écrit était vrai, ce à quoi elle répondait: bien sûr l’événement a eu lieu, mais ce qui a été vécu est ensuite remplacé par ce qui a été écrit. En partant du vécu, il s’agit de créer en littérature un objet universel qui puisse être compris, transmis.

La fiction est-elle également une manière de tenir le réel à distance, de s’en protéger?

Oui, c’est pourquoi j’utilise ici trois pronoms pour dire la même histoire, «je», «tu» et «elle». Il m’aurait été impossible de raconter certaines scènes à la première personne. J’ai parfois besoin de changer de focale, de mettre les choses à distance grâce au «tu» et à quelques touches d’ironie, l’humour n’excluant pas la profondeur. Mais tout cela de manière très intuitive, car l’écriture est un artisanat, un bricolage au sens noble du terme.

Et les mots votre matière première, que vous creusez dans toute leur profondeur…

J’aime naviguer dans les dictionnaires pour savoir d’où viennent les mots, quelles connotations ils charrient. J’y ai découvert que le mot garce était le féminin de garçon, comme on le lit encore au XVIe siècle chez Montaigne, avant que cela ne devienne une injure. Ce n’est pas anodin, car c’est la langue qui informe et crée le monde. Pensez à la règle grammaticale qui veut que «le masculin l’emporte sur le féminin». Tout cela finit par s’imposer dans le cerveau, comme si la grammaire reflétait le patriarcat…

Vous venez de rejoindre le jury du Prix Goncourt. Avec l’ambition de féminiser ce bastion encore très masculin?

Ma modeste personne ne va pas y suffire, puisqu’il n’y a que trois femmes pour six hommes. Mais comme je reprends le couvert de Virginie Despentes, je reprends volontiers également sa casquette féministe, et me réjouis des débats à venir lors de notre première séance du 15 septembre.

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