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Giuliano Da Empoli raconte les coulisses du pouvoir russe dans «Le mage du Kremlin»

Dans un roman d’une actualité flambante, Giuliano Da Empoli marie génie politique et magie littéraire pour approcher le pouvoir de Moscou

Né en France en 1973, l’écrivain et journaliste Giuliano Da Empoli a été conseiller de Matteo Renzi. Dans son premier roman, il offre de la Russie un éclairage politique d’une grande pertinence.

22 avril 2022 à 14:21

Russie » Soirée de première dans un théâtre d’avant-garde aux fauteuils défoncés, quelque part à Moscou. S’y presse tout le haut gratin du pouvoir. Banquiers, entrepreneurs, ministres et généraux du FSB (ancien KGB), accompagnés de leurs femmes couvertes de saphirs, vont assister à un spectacle qui se moque de leurs «tics» et «prétentions culturelles». A la fin de la représentation, ils applaudiront «par prudence» l’auteur de cette pièce au sarcasme grinçant. Nous voilà en plein Gogol.

Sauf que celui qui fourre son nez dans cette Russie fanée et reluisante, suintant les contradictions des années 1990 et des siècles passés, est Vadim Baranov. Homme de théâtre averti, il n’hésitait pas à penser que «le plagiat était la base du progrès: raison pour laquelle on ne comprenait jamais jusqu’à quel point il exprimait ses propres idées ou jouait avec celles d’un autre».

Vadim Baranov deviendra le conseiller politique de Vladimir Poutine, sachant, comme tout excellent metteur en scène, qu’on n’impose pas à un grand acteur son jeu mais qu’on oriente ses gestes avec une bienveillance hypocrite, depuis les coulisses. Et comme tout excellent auteur dramatique, il se souviendra que le pouvoir est également celui des grands écrivains, qui ont fait la Russie autant que les tsars: Gogol bien sûr, mais Tchekhov pour ses fêtes mélancoliques, Tolstoï pour son orgueil aristocratique, Zamiatine pour ses ambitions révolutionnaires, Dostoïevski pour sa lutte entre les forces du bien et du mal… Chacun de ces géants apportera sa part de génie patriotique et de magie littéraire à Vadim Baranov, qui confiera à Poutine: «Je ne connais pas très bien la politique, mais je sais ce qu’est un spectacle.» Dont acte.

Monde de paroles tues

Si Poutine est «le Tsar», Baranov, lui, est Le mage du Kremlin. Il donne son titre au premier roman de l’écrivain italo-suisse Giuliano Da Empoli, paru il y a quelques jours. Ecrit bien avant l’invasion de l’Ukraine, le livre se déchiffre comme une anticipation étourdissante de l’actualité. Romancier et essayiste, ancien conseiller de Matteo Renzi, Da Empoli n’est pas un novice en politique. De l’immense Russie, il connaît un bon bout; du théâtre aussi. D’un certain théâtre qui affectionne la mise en abyme et ses effets vertigineux. Derrière le mage du Kremlin se cache donc Vadim Baranov, personnage de fiction. Et derrière Baranov, Vladislav Sourkov, personnage réel quant à lui. Conseiller politique de Poutine, homme de théâtre et de télévision, il arrive au Kremlin à la fin des années 90 et donne sa démission en 2013.

Ecrit bien avant l’invasion de l’Ukraine, le livre se déchiffre comme une anticipation étourdissante de l’actualité.

Pourquoi? Enigme. La Russie vient «d’un monde fait de paroles tues ou chuchotées». D’où l’incompréhension dont elle souffre, sur laquelle Da Empoli jette un éclairage absolument nécessaire à l’heure où l’Occident condamne la Russie d’une seule voix, confondant ses multiples figures: artistes et écrivains mis à l’index autant que le «Tsar».

Société de marchands

Une nuit, le narrateur, Giuliano Da Empoli lui-même, rencontre Vadim Baranov dans sa majestueuse maison, aux environs de Moscou. Le mage a déjà démissionné, mais il va raconter au narrateur le passé de son pays et, par ricochet, le sien. Issu d’une famille habituée aux «courbettes» depuis l’empire des tsars, il entre sans difficultés dans l’ex-empire des soviets.

Deux univers que le mage relie dans son récit, traversant des siècles de vie russe, avec une longue halte au cœur des années 1990 et 2000. Le communisme a cédé la place au capitalisme. Les oligarques sont nés et la Russie est devenue une «société de marchands». Un homme chancelant en a facilité le développement: Elstine. Il fallait donc «rétablir le pouvoir vertical», très vite. On n’échappe pas à son destin, «celui des Russes est d’être gouvernés par les descendants d’Ivan le Terrible». Vladimir Poutine, donc. Baranov ne dresse pas de lui un portrait au vitriol, ça non! Mais un portrait digne d’un tableau de Malevitch dont les figures, qui se distinguent par leur rigueur géométrique et s’imbriquent comme des poupées russes, vous refroidissent et vous déroutent.

Retourner à la guerre

La soirée au théâtre, sur laquelle s’ouvre Le mage du Kremlin, annonce un spectacle bien plus sensationnel: les Jeux Olympiques de Sotchi que la Russie se prépare à accueillir en 2014; Baranov en a la charge. Vers la fin du roman, il établit son plan olympique: «mettre en scène la Russie, la grandeur tragique de son histoire, la poignante beauté de ses lettres et de ses chants». Conquérir le monde, méfiant envers le pays de l’Oncle Vania mais séduit par celui de l’Oncle Sam! Baranov veut rendre justice à la Russie, «machine à cauchemars de l’Occident», que de fois humiliée, «éternellement condamnée à recommencer». Mais une autre conquête s’annonce la même année, celle-là bien moins théâtrale: la prise du Donbass. «L’empire du Tsar naissait de la guerre et il était logique qu’il retournât à la guerre.»

Giuliano Da Empoli, Le mage du Kremlin, Ed. Gallimard, 288 pp.

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