Logo

Livres

François Schuiten, suite et fin

By jove! Dans Le Dernier Pharaon, qui est aussi son adieu au neuvième art, le dessinateur belge convie Blake et Mortimer à sauver (encore) le monde

Vieilli mais dégourdi, Philip Mortimer plonge hardiment dans ces pharaonesques tréfonds.

7 juin 2019 à 16:18

BD » Le monde court un grave péril. Heureusement, sanglés d’élégance british dans leurs inusables impers crème et olive, les old chaps sont de retour pour le sauver. Quelque peu vieillis toutefois; Blake a pris du galon, des cheveux gris et des ridules, tandis que son compère Mortimer a pris ses distances et un chien noir.

Le voilà jappant joyeusement lorsqu’on rencontre son vrai maître, François Schuiten, qui n’a pas pu s’empêcher d’affubler de son propre retriever le célèbre héros de papier. C’est que cet album pourrait bien être son dernier, alors il y a mis tout ce qu’il était. «Comme le disait Hergé, chaque album doit être traversé de ce qui vous anime, être l’écho de tout ce que vous avez senti, vécu, rêvé, sans quoi il ne vaut pas la peine de le créer», note le Bruxellois.

Il lui a fallu quatre ans et une vaillante équipe pour dessiner ce Dernier Pharaon, qui prolonge la fameuse série d’Edgar P. Jacobs en la réinterprétant librement. Un album dont la parution fait figure d’événement. Car Blake et Mortimer sauvent le monde avec un inoxydable flegme depuis 1946, mais surtout car Schuiten, rigoureux rêveur, est imprégné de cet univers depuis la case départ.

« Reprendre Jacobs, c’était retrouver ce père enfoui en moi. »

François Schuiten

Il est désormais ce révéré bâtisseur de citadelles lumineuses et de Cités obscures, monument du neuvième art échafaudé avec Benoît Peeters. Un monde parallèle aux amplitudes infinies, vertige rétrofuturiste tissé d’influences où l’on croise Kafka aussi bien que Piranèse.

Jacobs? Jamais nommé. On le devine pourtant un peu partout dans l’œuvre de Schuiten, de la couverture très proportionnée des Murailles de Samaris aux ciels stylisés en dentelles qui surmontent Le Rail. Puis dans tant de cases nourries aux symétries obsessionnelles de ce maître de la ligne claire. «Avec cet album, je me suis rendu compte de tout ce que je lui devais, comme si j’étais hanté par la présence, la force de ses images. Reprendre son univers, c’était retrouver ce père enfoui en moi», confirme ce fils de Jacob.

Longtemps, il n’en a pas voulu, de ces gentlemen tant de fois ressuscités depuis la disparition de leur créateur en 1987. L’impression de n’avoir rien à leur faire vivre de plus. Il aura fallu l’insistance de l’éditeur Yves Schlirf, puis surtout cette porte imaginaire laissée entrouverte par Jacobs. «On a retrouvé une note de travail dans laquelle il développait l’idée d’une intrigue au cœur du Palais de justice de Bruxelles. C’était peu de chose, quelques lignes, mais je ne pouvais plus refuser…»

Car le dessinateur n’a cessé de recréer cette formidable bâtisse qui trône au sommet du Brüsel des Cités obscures, d’explorer ses replis où se tapissent de folles légendes, de creuser la symbolique de cet édifice garni d’emprunts à l’architecture égyptienne.

Créateurs hors cases

En repérage dans ses combles, il tombera sur un graffiti représentant la silhouette du bâtiment intégrée dans une pyramide. De quoi ouvrir d’audacieuses perspectives narratives. Il les nourrira encore de ses aquarelles réalisées sur le plateau de Gizeh, engagé dans un projet scientifique qui, en scannant la pierre, a mis au jour une cavité inconnue dans la pyramide de Kheops. «Cette découverte rejoint la prémonition développée par Jacobs dans le Mystère de la Grande Pyramide, c’est jubilatoire! Il n’y avait alors plus qu’à tirer le fil…» Son album bruxellois sera donc cousu de mystères égyptiens que le maître n’aurait pas reniés.

Mais respect n’est pas servilité, et le dessinateur s’est entouré de créateurs hors cases pour s’en assurer: le réalisateur Jaco Van Dormael, l’écrivain Thomas Gunzic et l’affichiste Laurent Durieux. «Je n’aurais pas été capable de signer cet album tout seul. Quand on fait de la BD depuis aussi longtemps, on a besoin d’être un peu secoué. Il me fallait leur insouciance libératrice. En n’étant pas trop révérencieux envers Jacobs, ils ont amené beaucoup de fraîcheur.»

Plutôt qu’imiter l’inimitable, lui rendre hommage. Schuiten le fait à sa manière, hiératique et aérienne, toute de méticuleuses hachures, de lignes qui fuient vers l’onirisme en architecturant de vertigineuses perspectives. De quoi faire hurler les puristes, agrippés à la ligne claire de leur nostalgie? «On m’en veut d’avoir fait vieillir les personnages, de ne pas permettre au lecteur de retrouver ce qu’il a aimé. Mais ce serait de l’acharnement thérapeutique! Jacobs lui-même était en perpétuelle réinvention. J’ai voulu rester fidèle à ce qui l’animait, à son processus de travail nourri de documentation, à sa dramaturgie mêlant la science au fantastique, et surtout au regard qu’il portait sur son époque.»

Une fidélité d’artisan, choisissant lui-même son papier sans chlore, condensant en planches soigneuses son immense savoir-faire. A 63 ans, c’est aussi un adieu à son art que signe l’un des derniers pharaons de la BD. «Je continuerai à raconter des histoires sous d’autres formes. Mais en bande dessinée, qu’aurais-je encore à dire? La créativité n’est pas infinie, et je crains le livre de trop. J’ai beaucoup admiré Brel lorsqu’il a quitté la scène. Il faut avoir le courage d’avouer que je ne serai peut-être plus capable de créer une telle bande dessinée. J’ai tenté de faire le meilleur album possible, après quoi il faut savoir mettre un point final.»


Critique

Ce contenu provient de notre ancien site web. Il est possible que sa mise en page ne soit pas idéale. En savoir plus