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Écrans

Netflix met le Maestro Bernstein au lit

En réalisateur soigneux et en acteur mimétique, Bradley Cooper célèbre le chef américain depuis sa chambre à coucher

Evacuant les attendus du biopic hollywoodien, Maestro préfère exacerber le déchirement d’une homosexualité inassouvie. © Netflix

12 janvier 2024 à 16:05

Ecrans » Mélomanes, passez votre chemin: de Leonard Bernstein, c’est la partition de ses dissonantes amours qui nous est jouée avec force vibrato dans ce biopic dirigé d’une main fidèle par Bradley Cooper. A voir sur Netflix, Maestro n’est ainsi pas l’hagiographie attendue du premier grand chef d’orchestre américain, excellent pianiste, immense pédagogue télévisuel et compositeur contrarié, mais bien le portrait en clair-obscur d’un monarque bisexuel vu depuis sa chambre à coucher. On y passe plus de temps au lit qu’au concert.

Portrait en clair-obscur d’un monarque bisexuel vu depuis sa chambre à coucher

Tout avait pourtant bien commencé, en noir et blanc et en format 4:3, avec ce coup de fil matinal atteignant Lenny entre des draps encore chauds, qu’il quitte en trombe sans oublier de donner quelques coups sur les timbales d’un amant endormi avant d’aller faire résonner, au pied levé et sans répétition, celles du New York Philharmonic. «Si Bruno Walter n’avait pas été malade et Rodzinski bloqué par la neige, je n’aurais jamais dirigé. Je donnerais des cours à des gamins de huit ans…» 1943, la légende Bernstein est en marche.

Et d’emblée, Bradley Cooper confirme le talent de réalisateur dont il témoignait déjà dans son remake d’A Star is born avec Lady Gaga – lumières soignées, plan-séquence à la Scorsese, cadrages classieux. Quant au Bradley Cooper acteur, il joue comme un chef, impressionne par sa virtuosité mimétique, imitant à la perfection la gestique du fumeur invétéré aussi bien que du Maestro euphorique. Mais cette transfiguration spectaculaire, parachevée par une symphonie de marmonnages inaudibles, ne sert aucun propos d’envergure. Après avoir évacué la composante biographique en un dialogue très artificiel lors de la scène de rencontre avec la jeune actrice qui deviendra l’épouse de façade (une Carey Mulligan ici peu attachante), le film abandonne les attendus du biopic hollywoodien pour mieux exacerber le déchirement d’une homosexualité inassouvie. De sujet, la musique devient bande-son, reléguant dans l’implicite ou l’allusif tout ce qui a trait à la carrière musicale de cet artiste complexe qui refusait qu’on le résume à son chef-d’œuvre West Side Story. Parti pris certes original, mais forcément déroutant pour un public européen bien en peine de citer quelque autre partition de sa plume éclectique.

Il y aura bien, au détour d’une narration très décousue qui aligne les souvenirs comme des lignes de coke sur un plateau d’argent, de beaux moments de musique: l’écriture de Mass ou cette séquence onirique tirée du ballet marin Fancy Free. Et surtout cette scène hallucinante qui voit Bradley-Lenny diriger l’Orchestre symphonique de Londres, répliquant avec une justesse extraordinaire les postures athlético-extatiques de la performance historique (lire ci-dessous). Morceau de bravoure qui malheureusement s’enchâsse laborieusement dans la dramaturgie maritale, et dont on ne retient finalement que la gesticulante énergie là où l’on aurait pu enfin accéder à quelque profondeur émotionnelle.

Ce n’est pas la seconde partie du film, moins vivace bien qu’en couleurs et en 16:9, qui la dispensera. A mesure qu’il vieillit, le personnage semble se réduire à la seule contradiction de son désir et de son carcan familial. A l’exception d’une dispute de haut vol en plan fixe qui met à nu les paradoxes de cet homme débordant, la dialectique sentimentale s’enlise dans la caricature. Et l’on finit par se demander si le très polémique nez postiche dont s’est affublé Bradley Cooper pour ressembler au maître inverti n’est pas le symbole de ce film pastiche. Là où Tár (2022), avec Cate Blanchett stupéfiante en cheffe berlinoise, excellait à montrer les affres du pouvoir que confère la baguette, Maestro en reste, et c’est regrettable vu l’envergure de son sujet, à celui de la braguette.

L’orchestre au cinéma, ou l’art difficile de gesticuler

Pièce de choix dans la partition désabusée de Maestro, l’interprétation du finale de la Deuxième symphonie de Mahler dans la cathédrale d’Ely, en Angleterre, où Bernstein avait dirigé l’Orchestre symphonique de Londres en 1976. Une comparaison avec la captation historique, disponible sur YouTube, témoigne du très grand soin apporté par Bradley Cooper à répliquer la transe grandiloquente du maître. Soucieux de crédibilité, l’acteur et réalisateur a pu compter sur le chef montréalais Yannick Nézet-Séguin pour l’aider à respecter les codes rythmiques de la partition tout en déployant son expressivité mimétique. «Je peux imaginer ce que ça pourrait être s’il y avait un film sur le tennis et que les (acteurs) tenaient mal la raquette», a déclaré le chef au sujet de ce travail préparatoire, pour lequel il a notamment utilisé une oreillette afin de guider l’acteur dans ses mouvements.

Car il ne s’agit pas uniquement de gesticuler! Métier volontiers fantasmé par le grand écran, le chef d’orchestre se résume souvent à un acteur grimaçant tentant de brasser de l’air en suivant la musique, que l’on songe à Divertimento ou Maestro(s). Beaucoup plus vraisemblable à cet égard, la scène de La Grande Vadrouille où De Funès, après avoir pris des leçons pendant trois mois avec le chef Robert Benedetti, dirige Berlioz devant un orchestre aux bassonistes dissipés… Quant à l’interprétation de Cate Blanchett dans Tár, elle reste un sommet du genre.

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