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Chroniques sportives

Chronique. Les gens qui prennent des notes

Le mot de la fin

Tout consigner, le signe, souvent, d’un manque de confiance en soi. ©  Kaleidico/Unsplash

9 décembre 2023 à 15:55

Elle a choisi l’avant-dernière place de l’allée. Tout à droite, à une paire de genoux de la porte et quelques centimètres de l’intervenante. Elle prend des notes. Il n’y a rien à noter, si ce n’est les prénoms des jumeaux de Patricia, conférencière ayurvédique, qui nous raconte sa vie depuis vingt minutes. Et nous n’en sommes qu’à son premier mariage.

Elle – appelons-la Mireille – n’en perd pas une miette. Le geste est frénétique, les paragraphes militaires et le cahier déjà plein aux trois-quarts. Il manque des points sur ses i et quelques traits d’union, pas le temps, pas la place, noter, consigner, et respirer de temps en temps. On sent que Mireille n’en est pas à son premier cahier.

Enfants déjà, ils contemplaient la vie du bout de leur stylo

C’est curieux, cette habitude qu’ont les gens qui prennent des notes de prendre des notes. Cette façon de se prosterner devant chaque mot, comme si tout était bon à prendre, incapables de trier, hiérarchiser, incapables de choisir. Ils acquiescent à chaque phrase, une vie entière à incliner la tête, à baisser les yeux sur une feuille constellée de banalités, qu’ils noircissent au crayon à papier, la gomme toujours à proximité; ils écrivent comme on murmure, d’une mine légère, délébile, transparente.

Et vulnérable. C’est le mot qui vous vient à la bouche quand vous regardez les gens qui prennent des notes prendre des notes, courir après ce réel que, semble-t-il, ils ne rattrapent jamais. Pour eux, le monde est une chose un peu furtive qu’ils ne parviennent pas à empoigner totalement, ça leur file entre les doigts et tout ce qu’il leur reste c’est un bloc-notes avec des petits carrés bien alignés entre lesquels ils consignent tout.

Ils écrivent comme on se désavoue. Pas confiance, peur d’oublier, de ne pas comprendre, tellement peur de passer à côté de quelque chose que, souvent, ils passent à côté de tout. Y compris d’eux-mêmes.

Peur de faire faux

Une vieille habitude. Enfants déjà, ils contemplaient la vie du bout de leur stylo, recopiaient vingt fois leur dictée et révisaient jusqu’aux menus de la semaine de la cantine. Leur existence est une longue suite de carnets à spirales dans lesquels ils se réfugient en éternels écoliers, en bons élèves de la vie. Et la vie, souvent, ne le leur rend pas.

Parce que la vie n’est pas tendre avec les gens qui prennent des notes. La vie est faite pour ceux qui avancent droit dans leurs bottes, qui ne s’encombrent pas de doute, de peur de se tromper ou de faire faux, ceux qui, l’ego noirci de certitudes, traversent l’existence avec un carnet orgueilleusement vierge. Rien n’a suffisamment de valeur ou d’importance pour dégainer leur stylo. Pas besoin. Tout est là, vous indiquent-ils en arquant un doigt sur leur tempe, tout est là, tapotent-ils en louchant, moqueurs, sur le bloc de Mireille, qui n’a toujours pas levé les yeux. C’est dommage car quiconque a déjà plongé les siens dans le regard un peu fuyant, un peu brisé des gens qui prennent des notes, le sait: tout est là. Absolument tout.

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