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Au temps pour nous

Cinéma, science-fiction, musique. le temps à l’œuvre dans les arts

Si le temps, insaisissable par nature, a agité la production artistique depuis l’aube de l’homme, certains artistes ont choisi d’en faire la matière première de leurs œuvres


30 décembre 2022 à 16:29

Tic-tac » Le temps qui s’égrène inexorablement a toujours été un des grands thèmes agitant la production artistique humaine. «Trois mille six cents fois par heure, la seconde chuchote: Souviens-toi», écrivait notamment Charles Baudelaire dans son poème L’Horloge, extrait des Fleurs du mal, et dans lequel il compare cet objet mesurant le temps à un «dieu sinistre, effrayant, impassible». Le temps qui passe est une angoisse universelle présente aussi bien chez le photographe obsédé par la captation de l’instant que chez le cinéaste recréant des mondes perdus ou chez l’artiste contemporain théorisant la fulgurance créatrice.

Mais certains artistes, plutôt que de tenter d’apprivoiser l’élément temporel, indomptable par essence, choisissent de faire du temps la matière première de leurs œuvres. Ils se jouent de l’éphémère ou embrassent l’éternité, ils défient sans délai la tyrannie du moment ou étirent l’instant sur plusieurs générations… Le temps n’est plus subi, il devient un partenaire de jeu: pièce musicale prévue pour être jouée durant 639 ans, films qui ne sortiront que dans un siècle, sculptures de cire vouées à la disparition. Comme l’écrivait le philosophe grec Thalès: «Le temps met tout en lumière.»

 

Cinéma

Le septième art a, dès ses balbutiements, exploré les recoins fascinants du temps qui passe, inventant mondes oubliés et futurs incertains. Mais pour certains cinéastes, c’est le temps lui-même qui devient la matière première de leurs œuvres, leur substantifique moelle. Ainsi le célèbre réalisateur texan d’origine mexicaine Robert Rodriguez, inséparable comparse de Quentin Tarantino (ils ont fait ensemble Une Nuit en enfer, Sin City et Grindhouse), n’a-t-il pas déjà tourné un film dont la date de sortie a été fixée à l’an 2115? Vous avez bien lu. Intitulé 100 Years et agrémenté du slogan – très vendeur – «le film que vous ne verrez jamais», ce court-métrage a été écrit avec John Malkovich, qui y tient en outre le rôle principal.

Bien que tourné en 2015, dans le plus grand des secrets, les auteurs n’ont à ce jour laissé fuiter que peu d’informations à son sujet. Tout juste sait-on qu’il s’agit d’un «film de science-fiction expérimental», ce qui veut à la fois tout et rien dire. Le projet a été financé par une grande marque de cognac – il faut cent ans pour faire une bouteille de ce breuvage – qui conserve l’objet dans un coffre-fort, en France. Ledit coffre a été notamment exposé dans des festivals, dont le Festival de Cannes en 2016, histoire de faire saliver les fans. Mais qui sera là en 2115 pour regarder cet objet filmique si mystérieux? Regarderons-nous encore des films dans un siècle? Vertige du temps.

Dans une tout autre démarche, Richard Linklater a, lui aussi, laissé le temps jouer en sa faveur. Le cinéaste américain – révélé au début des années 1990 avec sa chronique adolescente Dazed and Confused – a réalisé ce que les cinéphiles nomment aujourd’hui la trilogie Before. Un trio de films romantiques s’étalant sur trente ans. Le premier, Before Sunrise, narre la rencontre amoureuse de Jesse (Ethan Hawke), étudiant américain en voyage en Europe, et de Céline (Julie Delpy), une jeune Française en visite à Vienne. A la fin du film, les deux amants se séparent mais promettent de se retrouver dans le futur. Les retrouvailles ont lieu en 2004 dans Before Sunset, qui se déroule à Paris. Les deux amoureux se retrouvent dix ans après leur rencontre initiale et se lamentent sur le temps perdu. Chacun a fait sa vie entre-temps mais les deux héros n’ont jamais cessé de nourrir le fantasme de leur coup de foudre viennois.

Dans Before Midnight (2013), on retrouve à nouveau Ethan Hawke et Julie Delpy mais cette fois ils sont ensemble! Ils passent des vacances en Grèce avec leurs propres enfants, des jumelles. Y aura-t-il un quatrième épisode? Le réalisateur Richard Linklater a laissé planer le doute pendant quelques années avant de couper court aux rumeurs. Même si ses deux comédiens fétiches avaient annoncé être partants, il n’y aura pas de quadrilogie Before. «Nous avons laissé passer l’occasion de faire un quatrième film… Et puis nous n’avions pas la bonne idée qui aurait justifié de continuer l’expérience», expliquait le cinéaste en 2022 dans une interview pour le magazine Variety.

 

Beaux-arts

Loin des bronzes et des marbres qui traversent les siècles avec peut-être un soupçon de vanité dans cette défiance envers le temps qui ne cesse de se dissoudre, il est des plasticiens qui trouvent leur inspiration dans cet écoulement permanent justement. Il y a quelques mois l’artiste Ernest Pignon-Ernest, qui depuis près de 60 ans colle ses délicats dessins sur les murs des villes, nous confiait revendiquer l’aspect éphémère de ses interventions. «La mort annoncée de mes dessins fait partie de la proposition et intervient aussi sur leur réception.»

Néle Azevedo dispose, elle, des centaines, parfois des milliers, de petits personnages de glace, ses Melting Men, sur les parvis de célèbres monuments en différentes villes du monde. Loin de l’éternité de certaines œuvres de pierre, les installations de la Brésilienne fondent immanquablement, ne laissant que de petites flaques d’eau.

A la glace, Urs Fischer préfère, lui, la cire… qui fond tout autant. Le plasticien suisse établi aux Etats-Unis a fait grande impression lors de l’ouverture de la Bourse de commerce à Paris, au printemps 2021. Dans l’immense hall sphérique repensé par l’architecte japonais Tadao Ando, il a placé une réplique à l’échelle 1:1 de L’Enlèvement des Sabines (1579-1582), la célèbre sculpture de Giambologna (l’original, en marbre, est à voir à Florence). Cette installation – Untitled, 2011, spécialement repensée pour la Bourse de commerce – comprend également sept chaises et l’effigie de son ami l’artiste Rudolf Stingel. Tous ces éléments, en cire et munis de mèches, ont été allumés chaque matin et éteints chaque soir durant les sept mois qu’a duré l’exposition inaugurale du nouvel écrin parisien du collectionneur François Pinault.

Fischer se confronte au temps qui altère, métamorphose et fait disparaître

Là encore, Fischer se confronte au temps qui altère, métamorphose et fait disparaître. En prenant un canon de l’histoire de l’art qu’il s’amuse à consumer peu à peu, il transforme une œuvre puissante, élancée vers le ciel, verticale, en amas horizontaux et aléatoires s’amalgamant au sol en taches grisâtres. Des parties de la statue fondent quand d’autres se détachent et chutent où bon leur semble. Autant de pistes pour nous rappeler que rien ne peut jamais être figé. Surtout pas le temps…

 

Science-fiction

L’an 802’701, au-delà de vous donner le vertige, ça vous dit quelque chose? En cas de réponse négative, ne soyez pas désolé mais sachez cependant qu’il s’agit là d’une époque clé dans l’histoire foisonnante de la littérature d’anticipation. C’est en effet ce futur fort lointain que visite le voyageur au début de La Machine à explorer le temps. Avec ce court mais incontournable roman, H. G. Wells (1866-1946) a définitivement libéré l’imagination de ses confrères. Certes, quelques-uns se sont avant lui aventurés dans les couloirs du temps mais tout le monde n’est pas censé avoir lu L’An 2440, rêve s’il en fut jamais, utopie publiée par Louis-Sébastien Mercier en 1771.

Donc, depuis Wells, les romanciers qui sévissent dans le domaine de l’anticipation sont devenus des maîtres du temps. Ils peuvent s’en servir comme d’un élastique qui ne rompt jamais, l’étirer à leur guise d’avant en arrière, légèrement ou à l’infini. Quitte à faire franchir à leurs héros la porte stellaire, au-delà de l’imaginable, comme l’a fait Arthur C. Clarke (1917-2008) dans 2001, l’odyssée de l’espace, autre roman à la fin duquel un astronaute, après avoir voyagé à la vitesse de la lumière, parvient dans une chambre où le temps absorbe son savoir pour le disperser dans les étoiles avant de lui faire franchir toutes les étapes de la vie en quelques minutes.

Des minutes, des heures, des mois, des années, des décennies: voilà à l’échelle terrestre ce dont a eu besoin Michel Demuth (1939-2006) pour mettre au point une histoire du futur au moins aussi ambitieuse que celle du maestro Isaac Asimov (1920-1992). Le Français, premier traducteur reconnu d’Arthur C. Clarke ou de Frank Herbert (1920-1986), l’auteur de Dune, a démarré son étude du destin de l’humanité en 1965 avec L’Eté étranger, une nouvelle située en 2020! Dans la foulée, après avoir construit le plan d’une odyssée censée mener le lecteur en l’an 4000, Demuth a rédigé plus ou moins régulièrement d’autres nouvelles dont l’ensemble devait former sa grande œuvre Les Galaxiales. Restée inachevée après sa mort, l’œuvre monumentale a finalement été bouclée l’automne dernier avec le concours de divers auteurs contemporains qui, eux, avaient encore du temps.

 

Musique

Est-ce encore de la musique? La question reste posée et est éminemment subjective, John Cage le savait bien, lui qui avait composé une pièce intitulée 4'33'', soit 4 minutes 33 secondes de silence. L’Américain est aussi le compositeur d’une pièce qui fait couler de l’encre pour ses dimensions extrêmes, qu’il demande de jouer «aussi lentement que possible»: elle s’intitule Organ2/ASLSP (As SLow aS Possible). A Halberstadt, en Allemagne, des mécènes l’ont pris au mot. Si l’œuvre qui tient sur une partition de quelques pages peut être jouée en une trentaine de minutes, voire étirée sur une demi-journée, selon les interprétations, celle de l’église de Halberstadt est prévue pour durer 639 ans! C’est à l’heure actuelle le plus long concert du monde. Il durera donc plusieurs générations, une seule personne ne pourra pas en appréhender entièrement la durée…

Aujourd’hui c’est une fondation qui chapeaute l’orgue et les changements de notes: il peut ne pas y en avoir pendant plusieurs années, c’est-à-dire que l’orgue est fixé sur les mêmes sons pendant des mois. Comment est-ce que ça sonnera quand il faudra jouer des accords dissonants ou carrément des clusters? Y aura-t-il encore des fous pour entretenir l’orgue et changer les accords jusqu’en 2640? La performance a commencé le 5 septembre 2001, un site web liste les changements de notes à venir et qui ont eu lieu jusqu’ici. Le temps très long de 639 ans a été choisi parce que c’est le nombre d’années qui séparent la construction du tout premier orgue à Halberstadt (selon les documents médiévaux, elle date de 1361) de l’an 2000, année où le projet a été lancé.

Y aura-t-il encore des fous pour entretenir l’orgue et changer les accords jusqu’en 2640?

En pratique, c’est un orgue sur mesure qui a été fabriqué pour cette performance. Grâce aux dons du public, la construction de ses tuyaux doit se poursuivre au fur et à mesure du jeu de la partition.

 

Opałka, l’homme qui peignait l’infini

Une vie d’artiste sacrifiée sur l’autel du temps, telle est l’œuvre vertigineuse du peintre franco-polonais Roman Opałka.

Peindre le temps? Comme il aimait à le raconter, c’est en avril 1965, alors qu’il attendait sa femme dans un café de Varsovie, que Roman Opałka en a eu l’idée: pour occuper cette attente, il s’est mis à aligner des nombres sur une feuille, en un geste que seule la mort a arrêté… parvenu à 5’607’249.

Ce peintre conceptuel, né en France de parents polonais, n’était évidemment pas le premier à tenter de représenter le temps. On songe d’abord aux Memento mori, compositions qui rappellent l’homme à sa propre finitude en associant à un crâne humain différents symboles – sablier, bougie bientôt éteinte, fleur fanée. Un genre déjà présent sur les fresques de Pompéi et que le baroque sublimera en vanités, à l’image de ce miroir peint présenté ces jours encore dans l’exposition Baroque du Musée national suisse à Zurich, où l’observateur fait face à son devenir poussière. Puis viendront les montres ramollies par Dalí, avant que l’art contemporain ne s’empare du temps en déclinaisons infinies.

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