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Au temps pour nous

Le film «Unrueh» explore les liens entre le temps et le travail

Dans ce film d’époque atypique, l’audace de la mise en scène répond à la profondeur du propos pour dépeindre le tic-tac capitaliste


30 décembre 2022 à 16:30

Temps de lecture : 1 min

Cinéma » En 2018, Dene Wos Guet Geit (Ceux qui vont bien) signalait un cinéaste à suivre, au cinéma «tranquillement radical». Ce qualificatif sied tout aussi bien à son second long métrage, primé pour sa mise en scène à la Berlinale dans la section Encounters.

A première vue, Unrueh raconte la naissance du mouvement anarchiste dans le Jura bernois à la fin du XIXe siècle, à travers la rencontre entre une ouvrière horlogère (Clara Gostynski) et un géographe russe nommé Piotr Kropotkine (Alexei Evstratov). Sauf que le réalisateur alémanique envoie valser les conventions esthétiques et romanesques du film historique, pour déployer une réflexion sur le temps et le travail aux échos contemporains.

 

Unrueh (actuellement en salles) déroule une chronique chorale, dont les scènes sont autant de tableaux vivants, dévoilant le quotidien de la cité horlogère et de ses habitants. Au-delà des forces politiques à l’œuvre (anarchisme contre nationalisme), Cyril Schäublin décrit une époque où les progrès techniques façonnent une nouvelle organisation du temps et du travail (rationalisation, chronométrage, etc.). Montres, télégraphe, photographie, cartographie: inventés à l’aube du capitalisme industriel, ces instruments – désormais réunis sur nos smartphones! – ont fondé une mythologie dont nous sommes encore captifs. Explications avec le cinéaste.

Celles et ceux qui s’attendent à un film en costumes académique seront surpris: vous dynamitez les conventions du genre…

Cyril Schäublin: Même si la plupart essaient de le cacher, tous les films historiques parlent du présent. Il est impossible de faire un film objectif sur une époque révolue. On a souvent une image très figée du passé, où tout semble clair. Mais la réalité de 1877, comme celle d’aujourd’hui, était bien plus complexe. Plutôt que casser les codes, je voulais surtout créer des situations qui parlent au public contemporain, où il pourra reconnaître une violence capitaliste qui existe toujours. Une question importante est aussi posée dans une des premières scènes du film: qui peut apparaître dans le cadre? L’historiographie adopte un regard qui centralise, qui ne se préoccupe pas des marges. Elle ne retient que les grands événements, alors que tous les moments de la vie sont importants – comme quand les ouvriers fument à la sortie du travail. C’est aussi pour cela que je voulais travailler avec des comédiens non professionnels: des gens de la région, des horlogers, des artistes, des amis, qui parlent comme dans la vie. Leur langue est plus naturelle que les dialogues d’un film historique.

Unrueh est un film choral sans premiers rôles. Pour enrayer la mécanique de l’identification?

Quand on évoque le mouvement anarchiste du XIXe siècle, on se focalise en général sur quelques figures comme Kropotkine, Bakounine, Proudhon ou Emma Goldman. On pourrait appeler ça le «protagonisme» (rires). Je pense qu’on s’identifie plus facilement à des situations plutôt qu’à des personnages historiques. Les petites révolutions sont peut-être plus efficaces pour changer la réalité, mais celles et ceux qui les ont menées ont été oubliés. Les débuts de l’anarchisme dans le vallon de Saint-Imier sont liés au syndicalisme. La coopérative anarchiste offrait une assurance-maladie aux ouvrières célibataires, qui n’avaient pas accès à celle de l’usine ou de l’Etat. Mais pour ça, elles risquaient de perdre leur travail. Une ouvrière se sentait-elle suisse, avec l’avènement de l’Etat national, ou plus proche du syndicat qui la soutient? Ces questions-là sont plus intéressantes que les exploits des figures historiques.

La révolution technologique que vous abordez sera lourde de conséquences sociales, économiques et politiques.

Unrueh soulève la question suivante: comment s’organise-t-on, comme individu et société, en lien avec des nouveaux moyens technologiques, aujourd’hui comme à l’époque? Le progrès technique introduit un changement d’équilibre, une transformation. C’est la technologie qui a façonné la mythologie capitaliste. Mais ça reste une construction, pas une réalité ou une vérité absolue. Cela devient réel parce que tout le monde y croit. Aujourd’hui encore, on tient pour établies des choses qui ont été inventées au XIXe siècle. On se bat contre des fantômes.

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