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Suisse

Des juges tirés au sort

Une initiative vise à retirer l’influence que les partis peuvent exercer sur le Tribunal fédéral

L’initiative pensée par le multimillionnaire Adrian Gasser bénéficie d’une campagne d’affichage fournie.

11 octobre 2021 à 23:35

Temps de lecture : 1 min

Mot-clé » C’est l’une de ces histoires dont la démocratie suisse a le secret. Adrian Gasser, un septuagénaire multimillionnaire, qui a fait fortune dans le textile, a décidé de lancer sa propre initiative populaire sur un thème qui le taraude depuis sa jeunesse: l’indépendance de la justice. En puisant dans ses deniers, avec le soutien de quelques membres de sa famille et quelques appuis extérieurs, comme celui du politologue tessinois Nenad Stojanovic ou de la députée centriste Karin Stadelmann (LU), il a réussi son pari et son initiative sera soumise au peuple le 28 novembre.

« Le tirage au sort remet fondamentalement en question un système qui a fait ses preuves »
Karin Keller-Sutter

Son idée, c’est de faire élire les juges du Tribunal fédéral par tirage au sort plutôt que par le parlement afin de les rendre indépendants de l’influence des partis politiques. Même si elle peut paraître extravagante, cette idée puise ses racines au berceau de la démocratie. A Athènes, au Ve siècle avant J.-C., de nombreuses charges sont en effet distribuées par tirage au sort.

Des exemples actuels

Cette méthode a continué à inspirer les systèmes démocratiques jusqu’à aujourd’hui. L’Irlande et l’Islande y ont eu recours ces dix dernières années pour rénover leur Constitution. Et en France, c’est par tirage au sort que les 150 membres de la Convention citoyenne pour le climat ont été désignés il y a deux ans.

En Suisse, on y recourt, certes de façon très accessoire, pour départager des candidats qui ont obtenu le même nombre de voix lors d’une élection. C’est grâce à un tel tirage au sort, il y a dix ans, que Marco Romano (centre, TI) doit sa place au Conseil national.

Actuellement, les juges du Tribunal fédéral sont élus par les 246 membres de l’Assemblée fédérale pour un mandat de six ans, renouvelable. C’est la commission judiciaire du parlement qui lui prépare le travail en lui proposant des candidats. Ce faisant, elle tient compte d’une saine représentation des genres, des régions linguistiques et surtout des partis politiques. La répartition se fait au prorata de la force des partis. Pour avoir une chance, les candidats doivent quasi obligatoirement s’affilier à un parti, ce d’autant que comme tous les autres élus, les juges reversent une part de leurs revenus à leur parti.

Réélections supprimées

C’est cette logique que l’initiative veut casser en procédant à une désignation par tirage au sort. Concrètement, une commission indépendante spécialisée, dont les membres sont désignés par le Conseil fédéral, serait chargée d’examiner l’aptitude des candidats. Ceux qui remplissent les critères seraient ensuite retenus pour participer à un tirage au sort afin de les départager.

Autre changement induit par l’initiative, les juges du Tribunal fédéral seraient élus à vie, jusqu’à leurs 70 ans toutefois, à la différence de la Cour suprême américaine. Ils n’auraient plus besoin d’être réélus tous les six ans. En revanche, l’initiative prévoit une procédure de révocation par le parlement, en cas de violation grave des devoirs de fonction ou d’incapacité à l’exercer pour raison de santé par exemple.

Sans surprise, cette initiative qui s’attaque à un privilège des partis s’est fait doucher devant le parlement, qui l’a rejetée sur un résultat digne du Soviet suprême. Il y a eu unanimité au Conseil des Etats et une seule voix en faveur de l’initiative au National, celle de Lukas Reimann (udc, SG), ainsi que quatre abstentions, dont celle amusante de Marco Romano.

«Trop exotique»

Alors que les initiants ont déjà lancé leur campagne à fin septembre, la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter est sortie du bois hier pour sonner la charge contre l’initiative. « Le tirage au sort remet fondamentalement en question un système qui a fait ses preuves », estime la ministre de la Justice, qui le juge «trop exotique». A ses yeux, la méthode actuelle «assure la légitimité démocratique du résultat de l’élection et permet une composition transparente et représentative de la juridiction suprême».

«Même si vous êtes sans parti, vous partagez des valeurs.»
Karin Keller-Sutter

La libérale-radicale a argué que la Constitution actuelle garantit l’indépendance des juges. Et de souligner qu’il n’est «jamais arrivé qu’un juge ne soit pas réélu en fonction d’un arrêt qu’il a rendu». La ministre a été interrogée sur l’affaire du juge Yves Donzallaz, dont le parti, l’UDC, avait proposé de ne pas le réélire l’an passé, estimant que ses idées ne correspondaient plus aux valeurs du parti. Karin Keller-Sutter a rappelé à ce sujet que le juge valaisan a en fin de compte été réélu et sur un meilleur score que lors de son élection.

Par rapport à l’indépendance des juges que permettrait un tirage au sort, «on ne doit pas se faire d’illusions, estime la conseillère fédérale. Même si vous êtes sans parti, vous partagez des valeurs. Chacun arrive avec son sac à dos », a-t-elle imagé.

La Saint-Galloise n’a pas hésité non plus à puiser un argument dans la crise sanitaire actuelle: «De nombreuses voix se plaignent que les experts jouent un rôle trop important. Et là, l’initiative propose de mettre en place une nouvelle commission d’experts nommés par le Conseil fédéral.» C’est cette commission en effet qui serait chargée de faire le tri des candidatures valables.


«On a besoin de juges indépendants des partis»

Ce multimillionnaire thurgovien a décidé de lancer son initiative populaire et de la financer. Adrian Gasser (photo Keystone) explique pourquoi il veut que les juges du Tribunal fédéral soient à l’avenir désignés par tirage au sort. Interview.

Vous êtes à l’origine de cette initiative. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer ainsi en politique avec cette idée qui sort des sentiers battus?

Adrian Gasser: Cette idée m’est venue il y a plus de quarante ans déjà. J’ai vu passablement d’injustices comme l’histoire des enfants gitans arrachés à leur famille. Comme expert-comptable, j’ai vu plusieurs cas qui m’ont montré qu’il y a quelque chose qui cloche dans cet Etat du point de vue de la justice. J’ai dû attendre plus de quarante ans pour pouvoir lancer cette initiative parce que avant, je n’avais pas les moyens financiers de me le permettre. Je ne fais rien d’autre que tenir ma promesse, car pour moi la Suisse a absolument besoin d’une justice qui soit indépendante des partis politiques.

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