Logo

Société

Olivier Mannoni. «Traduire Hitler» c'est restituer la langue du mal

Dans Traduire Hitler, Olivier Mannoni fait le récit de dix années de face-à-face avec Mein Kampf

«Nous assistons à la remontée des égouts de l’histoire», écrit Olivier Mannoni à propos de la situation actuelle.

7 décembre 2022 à 13:05

Essai » «Bourbeux, criblé de fautes et de répétitions, souvent illisible, doté d’une syntaxe hasardeuse et truffé de tournures obsessionnelles.» «Un fétiche maléfique.» «Ce livre dont on ose à peine prononcer le titre»…

En 2016, alors que Mein Kampf tombe dans le domaine public, les Editions Fayard annoncent une nouvelle traduction par ce grand spécialiste des écrits du nazisme qu’est Olivier Mannoni. Ce sera pour lui une épreuve considérable – autant intellectuelle qu’émotionnelle. Pourtant, il a été amplement fait au feu avec ses précédentes traductions d’Himmler, de Goebbels et autres auteurs de la constellation nazie. C’est justement cette connaissance approfondie du terrain historique qui le désigne particulièrement pour s’attaquer à ce qu’il appelle la «besogne», dure, mais nécessaire. Nécessaire? On y reviendra.

L’interdire? L’enterrer?

Olivier Mannoni détaille les torsions et perversions que la langue nazie fait subir à l’allemand

Une équipe d’une cinquantaine de chercheuses et chercheurs, sur le modèle de ce qui a été réalisé en 2016 par l’Institut d’histoire contemporaine de Munich (Institut für Zeitgeschichte), travaille donc à une édition critique de Mein Kampf. La preuve que ce titre répugne profondément? C’est un autre titre qui servira à désigner la traduction nouvelle, avec ses 3000 notes d’appareil critique: Historiciser le mal, qui sort en 2021. Un pavé de trois kilos, d’un millier de pages, distribué aux bibliothèques, disponible uniquement sur commande. Le texte original fait l’objet de contextualisations et de vérifications systématiques, qui l’encerclent et l’enserrent visuellement.

Mais cela suffit-il à contenir ses émanations toxiques? S’agit-il d’un objet au potentiel contaminant si puissant qu’il faudrait l’interdire, l’enterrer? Ou au contraire d’un document historique permettant un travail de mémoire indispensable? La polémique ne va pas tarder à enfler autour du projet. Pourquoi ressortir de sa fange cet objet abject? Ne va-t-on pas lui donner une publicité dangereuse?

Il y a d’abord ses résonances avec notre époque actuelle. «Nous assistons à la remontée des égouts de l’histoire», écrit Olivier Mannoni dans Traduire Hitler. Le traducteur français confie ses inquiétudes face aux mouvements d’extrême droite actuels en France, en Europe, aux Etats-Unis… Ce qu’ils ont de commun, de Marine Le Pen à Viktor Orban? Le recours à certaines théories déjà anciennes – complotisme, «remigration», «grand remplacement» – et le langage.

Confusion volontaire

En 2017 déjà, Olivier Mannoni réagissait dans un article, «La force de l’incohérence», aux stupéfiants pouvoirs de Trump et de ses productions verbales décousues: il démontrait comment l’épreuve de la traduction met en évidence l’inanité des discours trumpiens. Mais il posait déjà la question de l’objectif poursuivi par tant de confusion.

«Nous assistons à la remontée des égouts de l’histoire»
Olivier Mannoni 

Alors qu’une première traduction est prête, l’éditeur demande à Olivier Mannoni de remettre son ouvrage sur le métier, cette fois en restituant la véritable langue d’Hitler. Sans chercher à faire ce que tout traducteur fait normalement: rendre le texte plus lisible, accessible ou compréhensible. Comme l’écrit Olivier Mannoni, «traduire Hitler, Goebbels, Himmler, Rosenberg et les autres, ce n’est pas traduire de l’allemand. C’est traduire une langue forgée par et pour un totalitarisme meurtrier, une langue destinée à faire peur.»

Dans des pages passionnantes, Olivier Mannoni détaille les torsions et perversions que la langue nazie fait subir à l’allemand. Comment le terme nazi choisi pour «éliminé» est entfernt (mis de côté), ou comment le tampon abgewandert (parti sans laisser d’adresse) sur le courrier des déportés servait à désigner l’adresse de Birkenau… Comment une suite de phrases confuses sera ponctuée par des mots «simples, simplets, simplificateurs» pour «assommer» le lecteur par un «fatras déferlant telle une avalanche».

«Traduire Hitler, Goebbels, Himmler, Rosenberg et les autres c’est traduire une langue destinée à faire peur»
Olivier Mannoni

Comment ne pas penser à l’étude de Victor Klemperer, linguiste et remarquable observateur de la manipulation du langage par le nazisme, LTI, Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich? Un livre à mettre entre toutes les mains, pour affûter notre intelligence et notre esprit critique. Car nous en avons doublement besoin. Hitler, selon l’historien Christian Ingrao cité par Olivier Mannoni, «fut le révélateur d’une immense crise politique non seulement allemande, mais européenne». Et c’est là un des aspects particulièrement intéressants de Traduire Hitler: la réflexion sur le mouvement de fond, le «substrat» qui a permis l’émergence du dictateur.

Déconstruire, mettre en évidence la confusion du langage et des idées, replonger dans l’histoire pour mieux comprendre notre présent, voilà les buts de cette retraduction. Elle est indubitablement nécessaire: sans même la lire, savoir que des esprits éclairés osent se confronter à ce monument de haine peut nous insuffler le courage et la vigilance qu’exigent les temps que nous traversons. Et le livre d’Olivier Mannoni nous le rappelle fort à propos.

Ce contenu provient de notre ancien site web. Il est possible que sa mise en page ne soit pas idéale. En savoir plus

Dans la même rubrique

Société

Edition 5.0. Innovation éditoriale: les systèmes transforment le paysage de l’information moderne

Dans l’univers dynamique de l’édition, les systèmes éditoriaux se distinguent en facilitant la collaboration, en optimisant la production grâce à l’automatisation, et en assurant une diffusion personnalisée et sécurisée. Ces outils, en constante évolution, s’imposent comme des partenaires essentiels pour répondre aux défis toujours plus diversifiés du secteur de l’information contemporain.