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Société

Quand un objet nous rend tout chose

De tout temps et en tout lieu, les humains ont développé des sentiments amoureux envers des objets

En 2018, Kondô Akihiko a épousé Hatsune Miku, une pop-idole numérique et l’élue de son cœur.

13 septembre 2021 à 21:11

Temps de lecture : 1 min

Anthropologie » Lester Gaba était un designer de vitrine américain. Dans les années 30, il conçut pour un grand magasin new-yorkais une nouvelle ligne de mannequins, les Gaba Girls, inspirées par des femmes de la société mondaine. Parmi ces poupées grandeur nature se trouvait Cynthia, une «femme» si spéciale aux yeux de Lester qu’elle emménagea rapidement avec lui. Bientôt, on put rencontrer Cynthia et Lester un peu partout: à l’opéra, au restaurant, jusque sur la couverture de Life Magazine. Seule la guerre devait les séparer. Coup de pub génial ou réel idylle?

L’histoire de Lester Gaba témoigne du fait que, de tout temps, les êtres humains se sont attachés aux objets, leur prêtant une intentionnalité, leur témoignant tendresse, lorsque ce n’est passion. Agnès Giard ne dit pas autre chose lorsque, dans le nouveau numéro de la revue Terrain, elle aborde la question des Amours augmentées. Ce soir l’anthropologue, membre du groupe de recherche européen EMTECH (Emotional Machines: The Technological Transformation of Intimacy in Japan) à la Freie Universität Berlin et chercheuse associée à l’Université de Paris Nanterre sera au Musée d’ethnographie de Neuchâtel pour un apéro-débat sur le thème.

Qu’entendez-vous quand vous parlez d'«amours augmentées»?

Agnès Giard: C’est une allusion à l’expression «réalité augmentée», le fait d’apposer un filtre d’information par-dessus le monde réel. Quand je parle d’amours augmentées, je fais référence à la capacité de l’humain à superposer à la réalité telle qu’elle est socialement perçue un filtre supplémentaire, une projection émotionnelle, un imaginaire désirant. On peut ressentir des choses à propos d’un objet. C’est quelque chose de normal.

La revue Terrain s’ouvre sur le récit du mariage du Japonais Kondô Akihiko avec une pop-idole numérique, Hatsune Miku. N’est-ce pas là un phénomène purement contemporain? Les gens s’éprenaient-ils vraiment autrefois d’objets?

Evidemment. Laura Bossi a par exemple montré dans De l’agalmatophilie comment les gens s’attachaient aux statues. Au XIXe siècle, dans certains musées et parcs, des gardiens protégeraient ses dernières des ardeurs d’admirateurs. Peu importe le contexte, il y a une tendance de l’humain à s’approprier son environnement en lui attribuant une conscience, une capacité à désirer. Cela est d’autant plus vrai que de nombreuses sociétés ne partagent pas notre rapport d’objectification rationnelle et déshumanisante à l’environnement. La distinction entre humain et non-humain est une fausse évidence, une construction historique héritée entre autres du christianisme.

Accorder une âme aux objets, cela remet-il en cause la supériorité de notre espèce?

Dans la culture occidentale, il y a une crispation autour de la singularité humaine. C’est la place de l’homme au sommet de la pyramide des règnes – animal, végétal, minéral – qui justifie notre rapport de prédation au monde. Si ce qui nous entoure cesse d’être une simple «ressource» à exploiter, c’est tout le système qui s’écroule.

En matière d’attachement, tous les objets sont-ils égaux?

La «légitimité» de l’attachement à un objet dépend de l’époque et de la culture. Mais généralement, on pourrait dire qu’il est considéré comme relativement logique de s’attacher à un objet anthropomorphique, dans la mesure où cet objet est commercialisé comme partenaire. Sans pouvoir prétendre que cela soit bien vu, le fait d’aimer sa love doll choque probablement moins que d’avoir un rapport avec une enceinte acoustique ou d’épouser le Mur de Berlin.

Comment explique-t-on traditionnellement ce genre de phénomènes?

Notre société a produit deux types d’analyses. D’abord l’analyse psychologique ou psychiatrique qui interprète ces phénomènes sous le prisme de la déviance, de la pathologie. Cette interprétation repose sur l’idéal bourgeois d’un être humain libre car non aliéné par des sentiments. Toute forme de passion «excessive» est dès lors considérée comme un désordre: on ne saurait être «sain» si l’on désire dormir avec sa voiture de course.

En lieu et place d’une «maladie individuelle», l’analyse sociologique voit pour sa part une maladie collective. Les êtres humains s’attachent à un objet en raison d’un contexte marqué par un dysfonctionnement: les jeunes Japonais épousent leur love doll car la situation économique de leur pays ne leur permet plus de fonder un foyer.

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