La vie de château » En ce chaud matin de juin, les jardins du Grand Trianon se découvrent en toute intimité. Le château de Versailles n’a pas encore ouvert au public, et se promener au milieu des allées du joyau du patrimoine français est un privilège qui ne se refuse pas. Devant le fronton en colonnes de marbre rose du monument, une horde de jardiniers s’affaire: les plates-bandes sont taillées au cordeau, les haies de cyprès élaguées avec précision, le gazon tondu au millimètre près… «Vous imaginez si des taupes saccageaient ce décor? Ce serait embarrassant, et pour les visiteurs, et pour les jardiniers qui entretiennent chaque jour les 900 hectares de pelouse du domaine», explique Jérôme Dormion.
Avec son seau et ses pièges, l’homme de 46 ans sait de quoi il parle: il est taupier, un métier méconnu qui compte seulement une cinquantaine de professionnels en France. Au château de Versailles, il est le seul à traquer et chasser l’animal. Chaque année, il en capture environ 300. «La taupe n’est pas classée, c’est-à-dire qu’elle n’est ni protégée (c’est le cas en Allemagne, ndlr), ni considérée comme nuisible. Le but ici n’est pas de décimer ses populations, mais de les réguler au maximum», confie-t-il.
Animal myope et solitaire
Incertain d’en trouver ce jour-là, il avait, avant notre arrivée, bâti deux taupinières au milieu des pelouses du Grand Trianon. «Voilà à quoi cela ressemble, dit-il, en nous montrant des mottes de terre noire, hautes de 30 centimètres. Quand la taupe creuse ses galeries, elle utilise un tiers de la terre pour colmater les parois, le reste est évacué à la surface sous forme de tas compact.» La profanation était donc fausse. Cela n’a malheureusement pas toujours été le cas. Foi de taupier, certains réveils sont parfois difficiles. «Quand on vous appelle en urgence parce qu’une trentaine de taupinières ont été retrouvées au petit matin alors que le président chinois est attendu pour une visite officielle, je peux vous dire qu’on met tout en œuvre pour réparer l’affront», raconte Jérôme Dormion.
«Le but ici n’est pas de décimer les populations de taupes, mais de les réguler au maxium»
Jérôme Dormion
Construit au XVIIe siècle sur d’anciens marécages, le château de Versailles offre au mammifère, myope et solitaire, un environnement idéal. «Le sous-sol est fait de tourbe, il est humide et la taupe se nourrit à 90% de vers de terre, c’est l’endroit rêvé», poursuit-il, l’animal creusant ses tunnels à proximité des canalisations et des fontaines. «Il y en a 52, c’est dire si on a du travail», plaisante-t-il.
Direction le Grand Canal et ses bassins grandioses. A bord de sa voiture, le taupier balaye du regard les vastes étendues de parcs. «Une taupinière se remarque au premier coup d’œil, dit-il. Il faut la traiter immédiatement. Si on en laisse passer une seule, la taupe continuera de creuser et on risque d’avoir des dizaines de mottes en une seule journée», confie l’ancien commercial en gazon et engrais, devenu taupier un peu par hasard. «Mes clients étaient des municipalités, des golfs et des stades de foot. Je leur fournissais mes produits, mais aussi le poison pour tuer les taupes, notamment. Lorsque l’alpha-chloralose a été interdit, j’ai cherché une solution alternative sans utiliser de répulsifs ou de produits chimiques. J’ai un jour rencontré un vieux taupier en Normandie qui m’a appris sa technique, employée il y a quatre siècles à Versailles», raconte-t-il.