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Glâne. zones d’ombre sur le Middes Art Center

Un projet de musée en Glâne est porté par une fondation au passé trouble. Ses buts et statuts ont évolué au fil du temps, sur fond de négociations avec les autorités fiscales et de litige judiciaire.

La fondation présidée par le châtelain de Middes veut ériger un musée d'art avec parc à sculptures de huit hectares sur le terrain militaire entre Torny et Middes (en haut à droite de l’image). © Jean-Baptiste Morel

17 octobre 2023 à 00:15

Enquête » Ses bunkers dissimulés dans la colline et ses plates-formes pour rampes de missiles sont dignes d’un décor de base secrète à la James Bond. Vestige de la guerre froide, une portion du terrain militaire de Middes, en Glâne, est vouée à accueillir un musée d’art contemporain: le Middes Art Center. Un projet dont le changement d’affectation de zone a suscité seize oppositions en septembre. Porteuse du projet, la Fondation Leschot indique qu’elle les analysera. «Elle se réjouit de poursuivre les échanges lors des séances de conciliation», précise son vice-président Philippe Notter.

La Liberté a cherché à comprendre l’intérêt de cette mystérieuse fondation pour ce site. Celle-ci possède des œuvres d’artistes de renommée internationale tels Sol LeWitt, Richard Serra, Tony Cragg ou Richard Deacon. «Dans les buts statutaires fixés par les époux Leschot figure l’acquisition d’œuvres d’art pour les exposer au public par ses propres soins ou ceux d’un musée existant. Le projet de musée ressort ainsi des statuts», répond le vice-président, à une question adressée au président de la fondation. Celle de savoir si le projet de construction d’un musée d’art contemporain sur une base militaire à Middes est conforme à la volonté des deux fondateurs.

Contrairement à son affirmation, les statuts de la fondation telle que créée en 1982 par le couple n’ont pas pour but l’acquisition d’œuvres. Selon nos sources, son cofondateur, Henri Leschot, entrepreneur bernois décédé en 1983, n’a jamais affiché d’affinités ni pour l’art ni pour l’armée, et n’entretenait aucun lien avec le canton de Fribourg. Lui et son épouse Mariette ont créé une fondation, dotée d’un capital initial de 100'000 francs, pour subvenir aux besoins des familles de leurs frères et sœurs. Mais la fondation subit des évolutions décisives, notamment après le décès des époux, qui lui auront légué une fortune de plus de 10 millions de francs.

Au cœur de ces transformations: Hans Leonz Notter. Avocat d’affaires comme son fils Philippe, il n’a jamais quitté de l’œil l’héritage du couple Leschot, sans enfants, dont il a été l’exécuteur testamentaire substitué, en tant que notaire. Président du conseil de fondation depuis 1997, il vit au château de Middes, à quelque 500 mètres du futur musée.

Une fondation de famille

Un premier notaire avec qui le couple Leschot discute de créer une fondation de famille décède début 1981. C’est alors qu’entre en scène Hans L. Notter. Ce notaire instrumente le 6 avril 1981, des «dispositions pour cause de mort» pour les époux Leschot. Ces dispositions créent une fondation de famille, désignée comme héritière. Le but de la fondation est d’assurer aux descendants nommés des bourses pour leur formation professionnelle, des prêts pour leur installation et des secours en cas de vieillesse ou maladie. Un article stipule que l’exécuteur testamentaire est en droit de compléter le statut de la fondation «hormis son but».

Mais c’est un autre acte qui est officiellement versé au Registre du commerce: l’acte de constitution de fondation du 3 mars 1982. Le document ouvre une brèche: il introduit la possibilité de modifier l’acte de fondation, mais précise que ni le but, ni le cercle des destinataires (les membres de la famille bénéficiaires) ne peuvent être modifiés «de façon restrictive».

Pour la première fois, une référence à l’art apparaît. Au cas où le but deviendrait irréalisable, le conseil de fondation peut, sous conditions, «utiliser les biens de la fondation à promouvoir l’art en Suisse dans toutes ses formes».

L’art d’éviter le fisc

Mais la raison pour laquelle la fondation étend ses buts à l’encouragement de l’art est d’ordre fiscal. Le 10 juin 1982, trois mois seulement après la création de la fondation de famille, Hans L. Notter écrit au couple: «Je vous ai rendus attentifs au fait que les biens que vous comptez faire parvenir à ladite fondation seront soumis à un impôt sur les donations ou sur l’héritage de quelque 40%.» Il suggère un rendez-vous pour fixer des dispositions afin d’atténuer, voire exclure cette charge fiscale.

Le mois suivant, il fait parvenir un mémo incluant plusieurs propositions, telles que la vente du patrimoine immobilier que le couple détient à Berne – où il possède une quinzaine de propriétés d’une valeur estimée à 10,7 millions de francs (mio) au décès de monsieur – pour réinvestir les fonds libérés dans des cantons moins gourmands fiscalement. Il précise que le domicile devrait être transféré «dans un canton sans impôt sur l’héritage ou à Monaco», et qu’il s’agirait dès lors d’habiter à Berne pas plus de cinq mois par an. C’est sans compter sur l’état de santé précaire d’Henri Leschot, qui décède le 24 avril 1983.

«Je doute qu’ils aient voulu soutenir des artistes»
Une nièce élevée par les fondateurs

Mais Hans L. Notter revient à la charge auprès de la veuve, le 29 mars 1985. Il lui évoque une charge fiscale de l’ordre de 6 mio. Le notaire propose à la veuve une liste de huit buts d’utilité publique à choix, permettant une économie fiscale. Le procès-verbal de la séance du conseil de fondation d’avril 1985 confirme que c’est pour s’épargner de verser autant d’impôts que la fondation compte élargir ses statuts afin de devenir une fondation d’utilité publique, «tout en gardant comme but secondaire» les prestations aux descendants.

Selon le même PV, trois buts supplémentaires sont adoptés par les trois membres du conseil, dont Mariette Leschot et Hans L. Notter: adoucir la vie des personnes du troisième âge, encourager l’art contemporain, et permettre au Musée d’art de Berne l’acquisition de nouvelles œuvres, ou les acquérir elle-même pour le musée. Il n’est toujours pas question d’ériger un musée.

Une mue post mortem

Au décès de Mariette Leschot en 1989, les statuts de la fondation de famille ne sont formellement pas modifiés. Hans L. Notter adresse le 15 février 1990 un courrier aux héritiers légaux qui ne fait aucune allusion à quelque modification de statuts.

En dates

3 mars 1982 » Création d’une fondation de famille par Henri et Mariette Leschot, avec siège à Berne.

24 avril 1983 » Décès d’Henri Leschot à 83 ans.

23 avril 1985 » Décision du conseil de fondation d’élargir les buts de la fondation.

22 novembre 1989 » Décès de Mariette Leschot à 81 ans.

8 février 1990 » Modification des statuts de la fondation.

1991 à 1992 » La fondation au centre d’un litige judiciaire.

12 août 1997 » Refus du conseil de fondation d’intégrer un membre de la famille.

1999 » Début des négociations pour le projet de musée.

Un document du 16 juin 1990 de l’autorité bernoise de surveillance des fondations (OPPF) indique que la fondation est désormais soumise à la surveillance publique, car devenue mixte. On y lit: «Lors de l’entretien du 1er juin 1990 entre Maître Notter et l’OPPF, certaines zones d’ombre ont été levées et les documents correspondants sur les antécédents ont été présentés.» Il n’existe pas de PV éventuel de cette séance aux archives de l’Etat de Berne.

Le 22 juin 1990, une publication de la Feuille suisse du commerce signale l’existence d’une Fondation Leschot avec des buts d’utilité publique. Une fois les trente jours du délai de recours écoulés, le conseil de fondation informe les destinataires de la modification des statuts de 1982. Ce courrier du 25 juillet 1990 est signé du président du conseil de fondation, un certain professeur Hans Marti. Il annonce à la famille que la fondation «poursuit désormais également un but d’utilité publique».

Mais il reste évasif, renvoyant «pour de plus amples informations» aux annexes, dont les PV de séances précédemment évoqués de 1985 et 1988, ainsi qu’à l’acte authentique du 8 février 1990 qui crée une fondation mixte (fondation de famille avec buts d’utilité publique). Ces statuts, remplacent les statuts originels de 1982. Les époux Leschot n’ont jamais ratifié les statuts de 1990 puisqu’ils sont tous deux morts.

Un nouveau glissement s’opère par rapport à ce qui avait été convenu du vivant de Mariette Leschot: le but «permettre au Musée d’art de Berne l’acquisition de nouvelles œuvres, ou les acquérir elle-même pour le musée» devient «acquérir des œuvres d’art pour les exposer au public par ses propres soins ou ceux d’un musée existant». Joint, le Kunstmuseum Bern indique n’avoir jamais eu de contact avec la fondation.

Devant le juge

En 1990, après avoir appris la modification des statuts de la fondation, les deux branches de la famille mandatent des avocats. Certains neveux estiment la modification post mortem des statuts non conforme au droit. Ils intentent une action en justice contre le conseil pour demander que l’organisme poursuive son existence comme fondation purement familiale. En face, l’avocat mandaté par le conseil estime que l’interprétation de la volonté du fondateur relève de la compétence exclusive de l’autorité de surveillance: l’OPPF.

Une séance de conciliation a lieu le 21 mai 1992, devant la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal bernois. «Monsieur et Madame Leschot sont allés très rarement au musée. C’est pourquoi je doute qu’ils aient voulu soutenir des artistes et acheter des œuvres d’art», déclare devant le juge une nièce élevée par le couple. Réplique d’Hans L. Notter: «Monsieur et Madame Leschot voulaient dès le départ créer une fondation familiale car ils n’avaient pas la moindre confiance en leurs proches. Ils étaient convaincus que les premiers héritiers consommeraient l’argent et que rien ne reviendrait à leurs descendants.»

«Ils n’avaient pas la moindre confiance en leurs proches»
Hans L. Notter

Le notaire justifie alors une «sécurisation du patrimoine pour la famille sur plusieurs générations». Mais il ne réplique pas directement au grief d’absence d’intérêt des fondateurs pour l’art. Quant à l’avocat mandaté par le conseil de fondation, il complète: «Grâce aux négociations avec l’administration fiscale, nous avons réussi à transférer une part relativement faible de la fortune dans la partie publique et à économiser ainsi relativement beaucoup d’impôts. En outre, nous avons la possibilité, en cas de besoin, de réintégrer à tout moment la partie publique dans la partie familiale en payant les impôts.»

De fait, au décès de madame, la fortune nette des Leschot s’élève à 11.8 mio. Des montants bien supérieurs à la valeur du litige estimée à 15'000 francs par les trois plaignants. Un accord est d’ailleurs vite conclu entre les parties: les neveux retirent leur plainte et le conseil de fondation prend à sa charge les frais de justice et verse une indemnité de parties (unique) de 3000 francs aux plaignants.

11,8 millions

La fortune nette du couple au décès de Mariette Lechot

Les destinataires tenteront de se faire entendre par un autre biais. A la suite d’un départ du conseil de fondation, ils soumettent en 1997 la candidature d’une destinataire n’ayant pas pris part à l’action en justice. Sa candidature, bien que soutenue par les deux branches de la famille, est refusée par le conseil, dans un courrier signé par Hans L. Notter.

Depuis, les destinataires continuent de recevoir des prestations, mais les conditions posées sont strictes. Ils n’ont pas le droit d’exiger que la décision du conseil soit motivée. Celui-ci se donne le droit de diminuer les prestations ou d’exiger le remboursement, notamment si le destinataire «a agi contre les intérêts de la fondation».

En quête d’œuvres

Pour sa part, Hans L. Notter s’investit dans l’encouragement à l’art contemporain. Au début des années nonante, l’exécuteur testamentaire signe plusieurs avant-propos de brochures d’art contemporain, publiées aux Editions Fondation Leschot. Il y partage ses découvertes: «La première fois que j’ai été confronté au travail de Nancy Haynes, c’est lorsque j’ai vu son «Portrait of Gregor Samsa», que j’ai immédiatement acheté à New York chez Pamela Auchincloss à l’automne 1994. J’ai alors proposé à la Fondation Leschot d’encourager Nancy Haynes.»

A propos de la peintre française Laure Napoléon, il écrit: «J’ai été fasciné par sa personne avant de voir ses œuvres. Belle ténébreuse cachant une âme tourmentée sous une retenue empreinte de modestie, elle nous fit voir ses œuvres.» Il indique que la Fondation Leschot s’est ensuite intéressée à l’artiste. L’exécuteur testamentaire se dit aussi conquis par le travail de l’artiste David Lasry, dont il visite l’atelier new-yorkais en 1993. Là aussi, son coup de cœur se traduit par des achats personnels d’œuvres, suivis du soutien de la fondation.

Trente ans après cette visite new-yorkaise, dont quinze ans de négociations avec l’armée, il ne reste à l’exécuteur testamentaire que de concrétiser une autre œuvre: celle d’offrir un écrin pour cet art contemporain qui l’anime, à quelque 500 mètres de son propre château de Middes. Loin du couple Leschot.

 

L’esprit de famille du châtelain

«La Fondation Leschot a notamment pour but d’acquérir des œuvres d’art afin de les exposer au public.» Cette formulation doit «assurer un discours homogène et cohérent». Tel était le vœu de son président dans le courrier qu’il adresse en 2018 au syndic de Torny. Hans L. Notter y invite le syndic à lui faire parvenir «toutes interventions, remarques critiques ou autres réactions» au sujet du projet de musée.

Ce discours homogène, son fils Philippe l’a bien suivi lors de la séance d’information à la population de Torny, en août dernier, sur la zone spéciale musée. Dans sa présentation de la fondation, il n’a, à aucun moment, évoqué son but originel: celui d’une fondation de famille.

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