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Marianne Jungo. «les juges ne sont pas tout-puissants»

Après 32 ans de carrière, la juge Marianne Jungo a quitté le Tribunal cantonal, mais y gardera un pied

Marianne Jungo a été la première femme à œuvrer au sein de la juridiction administrative du canton de Fribourg, après avoir été cheffe du service juridique de la Direction de l’instruction publique. © Jean-Baptiste Morel

11 septembre 2023 à 15:35

Justice » Elle a été la première femme à œuvrer au sein de la juridiction administrative du canton de Fribourg. Marianne Jungo vient de quitter le Tribunal cantonal après 32 ans. «Fine juriste, elle l’aura marqué par son sens de la mesure, tant dans ses écrits que dans les délibérations, et par son goût du mot juste, rendant limpides les arrêts qui portent sa marque», souligne le Conseil de la magistrature dans son communiqué de presse. «D’une collégialité à toute épreuve, exprimant ses positions dans un respect constant des opinions divergentes, elle se sera également distinguée par son travail rapide et efficace», salue le conseil. Rencontre.

En 1992, vous devenez la première femme à siéger au sein de l’ancien Tribunal administratif cantonal. Comment s’est déroulée votre élection?

Marianne Jungo: A l’époque, j’avais le bonheur d’être cheffe du service juridique de la Direction de l’instruction publique, alors sous la responsabilité du conseiller d’Etat Marius Cottier avec lequel j’ai travaillé durant six ans. Les années 1990 ont été très productives en matière de lois, ce qui m’a permis de me familiariser avec la technique législative. Je gérais aussi les enquêtes administratives et les recours relatifs aux procédures concernant le personnel enseignant. C’est le PDC (aujourd’hui Le Centre, ndlr) qui m’a abordée pour savoir si j’étais intéressée par une candidature à un poste de juge au Tribunal administratif cantonal, dont la création venait d’être décidée.

Jusqu’alors, c’est le Conseil d’Etat qui était l’autorité de juridiction administrative du canton, un système auquel un arrêt du Tribunal fédéral a mis fin. Je ne pouvais que dire oui: le droit administratif est un monde merveilleux dont on n’a jamais fait le tour. C’est le domaine du droit qui laisse au juge la plus grande marge d’appréciation, même si elle tend aujourd’hui à diminuer sous la pression croissante de la jurisprudence fédérale et européenne.

Durant ces 30 dernières années, qu’est-ce qui a le plus changé dans votre fonction de juge?

La plus grande évolution a sans doute été l’informatique. Lorsque j’ai commencé ma carrière, internet n’existait pas et une bonne partie de mon travail consistait à rechercher des lois et de la jurisprudence dans des volumes imprimés. Avec l’informatique, les milliers d’ouvrages décorant nos bibliothèques sont désormais accessibles en quelques clics. Avant, le risque de passer à côté de quelque chose était important, il l’est beaucoup moins aujourd’hui.

Mais le travail du juge est resté le même: établir les faits et le droit en vigueur, puis faire une subsomption en veillant à ce que le droit colle parfaitement avec l’état de fait. Je pense que l’informatique nous facilite la tâche et le fera encore davantage à l’avenir avec les avancées de l’intelligence artificielle. Elle ne remplacera pas le juge, mais celui-ci sera certain de pouvoir décider en se fondant sur la bonne base légale et la bonne jurisprudence.

L’intelligence artificielle dans le domaine judiciaire, une bonne chose?

Dans certains domaines comme le droit routier, une systématique s’est mise en place ces 30 dernières années: des barèmes permettent de fixer les peines en fonction des infractions commises. Je ne vois pas de problème à laisser l’ordinateur rédiger des projets de jugements dans ce type d’affaires. Mais il est inconcevable que l’œil du juge n’intervienne pas dans le processus: son pouvoir d’appréciation ne pourra jamais être remplacé. Je pense que l’être humain doit utiliser les outils à sa disposition. En l’occurrence, je suis convaincue que l’informatique et l’intelligence artificielle sont des outils qui aident au prononcé de bons jugements.

Au-delà de la connaissance du droit et de la jurisprudence, de quel bagage un juge doit-il disposer?

L’aisance dans la rédaction de jugements est indispensable, de même qu’un sens profond de la justice. Un jugement a beau être conforme à la loi et à la jurisprudence, il ne doit pas être rendu s’il nous semble injuste. Il faut alors le retravailler avec les autres membres de la Cour, le modifier autant que nécessaire afin qu’il corresponde à la réelle volonté du législateur. L’informatique nous permet de faire circuler les dossiers entre nous sans organiser systématiquement des délibérations, même si celles-ci restent de mise lorsqu’un juge le demande. Cela dit, nous échangeons toujours entre juges, c’est pourquoi la camaraderie et une bonne ambiance de travail sont des éléments indispensables pour aboutir à de bons jugements.

Le volume d’affaires à traiter par la justice a considérablement augmenté depuis vos débuts. Pourquoi?

La population est en hausse. Et il y a beaucoup plus de restrictions et de réglementations que dans les années 1980. Je pense aussi que les gens sont devenus plus contestataires. Avant, le juge recevait parfois un recourant pour lui expliquer la situation lorsque sa démarche semblait vouée à l’échec. Très souvent, il acceptait de retirer son recours. Ce n’est aujourd’hui que rarement possible sur le plan juridique et les gens ont, de toute manière, davantage tendance à camper sur leurs positions.

Une affaire vous a-t-elle particulièrement marquée?

Celle d’un homme d’origine sud-américaine qui avait abattu son épouse. Le Tribunal fédéral avait admis son recours contre son expulsion judiciaire, au motif que ses chances de réintégration étaient bien plus élevées en Suisse que dans son pays d’origine. Il s’agissait de la jurisprudence applicable à l’époque. Lorsque le TF m’avait renvoyé le dossier, ma Cour avait à nouveau confirmé l’expulsion, décision contre laquelle un recours avait encore été formé. Par l’entremise des autorités fédérales, son renvoi a toutefois pu être mis en œuvre par l’exécution d’une décision rendue sur le plan administratif, alors que la procédure contre l’expulsion judiciaire était encore pendante devant le TF.

De manière générale, j’estime que les instances cantonales rendent des décisions bien fondées et bien motivées, même s’il m’est aussi arrivé, à quelques occasions, d’être choquée par certaines conclusions.

Vous devez statuer sur des dossiers humainement délicats, où des destins sont en jeu, en lien par exemple avec l’assurance-invalidité ou le droit de séjour. Comment garder le recul nécessaire?

Par la force des choses. En tant que juges, nous ne sommes jamais abordés par des gens satisfaits de leur sort, nous le savons dès le début. J’ai le sentiment d’avoir bien fait mon travail lorsque j’ai su répondre aux attentes d’un justiciable. Indépendamment du caractère favorable ou non de la décision, la personne doit se rendre compte qu’elle a été écoutée, que sa situation a été examinée et que la réponse qui lui a été donnée correspond à une application correcte du droit. Il m’est parfois arrivé de penser qu’une loi était inadéquate. Mais les juges ne sont pas tout-puissants et ne doivent jamais perdre de vue que leur rôle est d’appliquer le droit.

«Je n’ai jamais eu peur»

Est-il arrivé à la juge Marianne Jungo de subir des pressions? «Non. Je n’ai jamais été abordée de manière violente ou inquiétante et n’ai jamais eu peur en 32 ans de carrière, répond-elle. Il m’est pourtant arrivé une ou deux fois d’être prise en filature depuis la sortie du tribunal jusqu’à mon domicile. C’était à l’époque où le Tribunal administratif était compétent en matière de détention avant renvoi, tâche aujourd’hui dévolue au Tribunal des mesures de contrainte.» Un collectif de sans-papiers était aussi venu protester devant le tribunal, se souvient-elle. «Il s’agissait d’une manifestation de soutien, qui pouvait certes être interprétée comme de l’intimidation, mais qui s’était déroulée de manière pacifique.»

Marianne Jungo a décidé de poursuivre son engagement au sein du pouvoir judiciaire en tant que juge suppléante. Pourquoi? «Moi qui ai travaillé toute ma vie à plein-temps, je me réjouis bien sûr d’être à la retraite, mais je crains aussi un peu d’être déçue par cette nouvelle vie. C’est donc merveilleux de pouvoir garder un pied au Tribunal cantonal», sourit-elle. Compte tenu de l’importante charge de travail qui prévaut dans le domaine de la protection de l’adulte et de l’enfant, elle s’est proposée pour siéger également, en cas de besoin, au sein de la cour compétente en la matière.

Bio express

Naissance Le 29 mai 1959 à Fribourg. Veuve, une fille

Formation Collège Sainte-Croix, à Fribourg, licence en droit à l’Université de Fribourg en 1983

Parcours Juriste auprès du Service des recours du Département fédéral de justice et police à Berne (1984-1986). Juriste auprès de la Direction de l’instruction publique et des affaires culturelles, à Fribourg (1986-1988). Cheffe du service juridique de ladite direction (1988-1992). Dès 1992, juge au Tribunal administratif cantonal (TA), puis au Tribunal cantonal (TC), depuis la réunification des cours civiles, pénales et administratives en 2008. A présidé le TA en 1998 et 2005 et le TC en 2015. Membre de la Ire Cour administrative (droit communal/scolaire/du personnel/de la responsabilité civile des collectivités publiques/des étrangers), qu’elle a longtemps présidée, de la IIIe Cour (circulation routière/santé/droit foncier rural/animaux) et de la Ire Cour des assurances sociales. Membre de la commission de recours du Gymnase intercantonal de la Broye, jusqu’à fin 2022.

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