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Forum/Courrier des lecteurs

Opinion. Les «papivores» et les philanthropes


23 janvier 2024 à 13:25

Temps de lecture : 1 min

S’acheter un journal comme d’autres se paient un paquet de clopes au kiosque? Quand une grosse fortune ne sait plus que s’offrir, elle se fait volontiers cadeau d’un titre, si possible auréolé de prestige, puis y prend goût et agrandit son panier. Avec l’idée, parfois, de faire main basse sur une denrée qui n’est pas disponible à la Bourse: l’opinion publique. Infuser sa vision du monde dans ses propres médias, influencer les choix électoraux, n’est-ce pas l’expression ultime de son pouvoir, ou plutôt du pouvoir de son argent?

Parmi les quelques milliardaires français qui détiennent les principaux médias privés de leur pays: Vincent Bolloré et son groupe Vivendi. Ses joujoux? Canal +, CNews, C8, Europe 1, Le Journal du dimanche, Paris Match, entre autres, sans parler de ses maisons d’édition. L’homme d’affaires breton s’est bâti un empire médiatique. Il se distingue des autres milliardaires «papivores» (surnom donné jadis à Robert Hersant) par sa forte volonté de transformer ses moyens d’information en caisses de résonance de son corpus idéologique. Quand il acquiert un titre, des gens à sa botte remplacent les équipes en place pour exaucer ses vœux.

Comme un goret ravale ses reflux…

La caricature de cette emprise, c’est CNews, la chaîne d’information en continu mise au service du polémiste d’extrême droite et ex-candidat à l’Elysée Eric Zemmour, plusieurs fois condamné pour provocation à la haine. Informer, pour CNews, consiste essentiellement à composer des plateaux hauts en couleur et en grandes gueules, avec un animateur incarnant parfaitement la négation du journalisme, et à débattre de thèmes déclinistes et clivants en pointant du doigt les coupables: en gros, tout ce qui n’est pas réactionnaire ou d’une droite radicale affirmée. La soupe populiste est aussi servie par un grossier bouffon (lui-même multimillionnaire) qui fait croire au peuple qu’il le défend. Cette chaîne se nourrit abondamment de ses propres excès, de ses clashs, de ses punchlines qu’elle recycle comme un goret ravale ses reflux.

Voilà qui coûte nettement moins cher que le reportage, l’investigation ou la vérification de l’information. Mais quel dessein poursuit cette stratégie qui creuse les fractures de la société en dressant des pans de la population les uns contre les autres? Un rabougrissement progressif de la démocratie, jusqu’à l’insignifiance de ses résistances? Une «trumpisation» des esprits, comme l’a réussie Fox News aux Etats-Unis? Les hyperfortunés qui investissent dans les médias ne caressent heureusement pas tous le rêve d’en faire leurs propres tribunes. Mais un danger, plus souterrain, demeure en tous les cas: l’autocensure de ceux qui, par peur de déplaire au propriétaire, deviennent ses complices simplement en se taisant, en renonçant à enquêter, en laissant les lièvres dans leur tanière. C’est pour cela que les riches éclairés – et ils existent! – choisissent, pour leurs investissements dans les médias, des fondations ou des mécanismes de financement garantissant une totale indépendance éditoriale des titres, comme ceux mis en place par Le Monde. Le «papivore», alors, devient un vrai philanthrope.

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