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Histoire vivante

Aux racines du nationalisme chinois

Le Parti communiste chinois exploite habilement le sentiment national pour légitimer son pouvoir

Fumeurs d’opium vers 1880 en Chine, photographiés par le célèbre photographe chinois Lai Afong.

28 janvier 2022 à 02:01

Chine » Depuis les années 1990, la Chine affiche un nationalisme exalté. Elle multiplie les musées éclairant l’histoire à son avantage, entretient un «tourisme rouge» sur les pas de Mao, soutient des films valorisant son passé héroïque, organise des spectacles grandioses à la gloire du Parti communiste chinois. Pareil étalage patriotique peut étonner, venant d’un pays pourtant reconnu comme la deuxième économie et la troisième puissance militaire de la planète. Les explications de l’historien Xavier Paulès, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris et auteur de plusieurs livres sur la Chine¹.

Comme expliquez-vous cette posture nationaliste de la Chine?

Xavier Paulès: Le message est destiné avant tout à la population chinoise. Aujourd’hui, le régime n’a plus rien de communiste, si ce n’est son totalitarisme. Ce grand vide idéologique est comblé par un nationalisme extrême. Le Parti communiste chinois répète qu’il a permis à la Chine de retrouver son rang. Mais cette rhétorique cache l’absence d’un modèle idéologique permettant de légitimer le monopole de son pouvoir.

«Cette rhétorique cache l’absence d’un modèle idéologique»

Xavier Paulès

Cet étalage patriotique peut étonner, venant d’un pays puissant, qui a dominé toute la région durant des siècles?

Il est vrai que pendant deux millénaires, la Chine a été détentrice de la culture la plus ancienne et la plus raffinée de la région, les autres pays étant jugés en fonction de leur degré d’adhésion à cette culture. Il existait d’ailleurs une gradation assez célèbre entre «barbares cuits» et «barbares crus». Les premiers, c’était les pays voisins comme la Corée et le Japon, ceux qui avaient reçu une teinture de culture chinoise. Ils étaient considérés avec plus d’égards que les seconds, qui vivaient à la périphérie de l’empire. Cette idée d’une centralité inhérente à l’empire a volé en éclats durant la seconde moitié du XIXe siècle. A l’échelle du temps long de la Chine, ce fut une remise en question fondamentale.

Le vent tourne au milieu du XIXe siècle. La Chine est secouée tant de l’intérieur que de l’extérieur?

Surtout de l’intérieur. Contrairement à certaines idées reçues, les guerres de l’opium n’ont pas été le véritable problème de la Chine du XIXe siècle. Ce qui a vraiment mis en danger la dynastie Qing, avec des répercussions majeures dans les sphères économiques et sociales, ce sont les grands soulèvements du deuxième tiers du XIXe siècle. En particulier la révolte des Taiping, dans le sud et le centre du pays, qui a été la plus grande guerre civile de l’histoire de l’humanité, avec 20 à 30 millions de morts. Les provinces les plus touchées (basse vallée du Yangzi) étaient alors le poumon économique de l’empire. Les grandes révoltes musulmanes dans l’ouest comme celles des Nian dans le nord ont aussi été d’une férocité terrible. Au regard de ces atrocités, les deux guerres de l’opium sont restées des micro-événements. Elles ont été mises au premier plan à la fin du XIXe siècle par les premiers penseurs du nationalisme chinois pour dénoncer une agression délibérée marquant le début de ce que le Parti communiste a appelé plus tard le «siècle de la honte».

Pourquoi avoir focalisé sur ces guerres de l’opium?

Elles représentent l’archétype des relations agressives de l’Occident vis-à-vis de la Chine. La Chine situe son entrée dans la modernité à cette occasion, se présentant comme une victime. Il s’agit d’une construction très commode, car en 1839 elle était elle-même un empire colonial. Elle avait doublé sa surface au XVIIIe siècle, faisant couler des torrents de sang, en conquérant le Xinjiang – où se trouvent les Ouïgours. La Chine se présente aujourd’hui volontiers comme une puissance n’ayant jamais entrepris de guerres offensives et ayant obtenu sa dimension actuelle par une sorte de subjugation culturelle quasi magique. Cette image d’une Chine pacifique par essence est fausse mais s’est largement répandue en Occident. Il faut noter que la Grande Muraille a été utilisée très habilement à partir des années 1920 pour construire ce mythe d’une Chine intrinsèquement «défensive».

Durant ce «siècle de la honte», qui s’est prolongé jusqu’en 1945, la Chine perd tout de même Hong Kong, Macao, l’Indochine et la Corée qui étaient dans sa sphère d’influence, et Taïwan. On peut comprendre qu’elle se sente humiliée…

L’histoire officielle présente la Chine d’avant 1949 comme un paillasson sur lequel les Occidentaux (et les Japonais) se seraient essuyé les pieds durant le «siècle de la honte». Cette idée permet au Parti communiste chinois de se présenter comme le libérateur de la Chine humiliée et le restaurateur de la grandeur du pays. Elle ne correspond pas à la réalité. Lorsque la guerre contre le Japon prend fin en 1945 (le Parti communiste n’est pas au pouvoir), la Chine a déjà recouvré sa pleine souveraineté. Elle a récupéré Taïwan et fait désormais partie des grandes puissances, comme membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU.

Comment le Parti communiste justifie-t-il la fermeture de la Chine sous Mao, et l’échec de la Révolution culturelle?

La théorie officielle a longtemps été que Mao avait fait 30% d’erreurs mais 70% de bonnes choses. L’an dernier, le président Xi Jinping a toutefois décrit la Révolution culturelle plus explicitement comme une gigantesque erreur, une perte de temps et d’énergie terrible. Si le parti semble prendre cette erreur à son actif, ce n’est pas pour autant un mea culpa. De plus, la figure de Mao reste toujours bien présente dans le panthéon populaire chinois. Le «tourisme rouge» est encore pratiqué et les Chinois considèrent toujours Mao comme un démiurge qui a sorti la Chine des humiliations. De nombreux chauffeurs de taxi suspendent son portrait comme une divinité protectrice.

Les Chinois sont-ils dupes de cette réécriture de l’histoire?

La plupart des Chinois ne se posent guère ce genre de questions, bien aidés par des médias cadenassés. Le discours officiel est à peu près accepté dans la population. Quant au domaine académique, le débat y a été complètement verrouillé. Il y a une dizaine d’années, les historiens chinois pouvaient débattre assez librement. Ils avançaient des thèses de plus en plus nuancées sur la dynastie des Qing et le Guomindang. Aujourd’hui, il n’y a plus vraiment de possibilités de collaborations entre historiens chinois, occidentaux et japonais. Les chercheurs ne sont plus invités dans les colloques en Chine. L’un de mes ouvrages, traduit en chinois il y a déjà quatre ans, ne sort pas, alors qu’un précédent ouvrage avait été publié en 2017 sans problème. La Chine est en train de se refermer sur elle-même.

¹Xavier Paulès, Histoire d’une drogue en sursis. L’opium à Canton, 1906 – 1936, Ed. EHESS, 2010. L’opium, une passion chinoise (1750 – 1950), Ed. Payot, 2011. La République de Chine – Histoire générale de la Chine (1912 – 1949), Ed. Les Belles Lettres, 2019.

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La manipulation des guerres de l’opium

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